APPAREIL D’ÉTAT

Échange massif de fichiers sur les Québécois

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L'oeil implacable de «Big Brother»

Dans le roman 1984 de George Orwell, Big Brother sait tout sur les moindres gestes des citoyens. Sans aller aussi loin, des ministères et organismes publics s’échangent à l’insu des Québécois des milliers de renseignements personnels que les citoyens ont pourtant révélés à l’État en toute confidentialité.

Ce partage massif de fichiers, qui soulève des doutes sur la protection de la vie privée des citoyens, atteint une ampleur jamais vue au Québec, a constaté Le Devoir. Des documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information ainsi qu’une analyse des avis de la Commission d’accès à l’information (CAI) depuis le début des années 2000 démontrent que l’échange de données confidentielles entre les organismes de l’État est en train de se généraliser. Sans que les citoyens en soient informés.

Un exemple parmi tant d’autres : pour exercer son droit de vote au Québec, il faut s’inscrire sur la liste électorale. Cette liste hautement confidentielle contient le nom, l’adresse, la date de naissance et le sexe de tous les électeurs québécois. Vous ne le saviez peut-être pas, mais vos données confidentielles en tant qu’électeur circulent dans plusieurs organisations à Québec et même jusqu’à Ottawa : le Directeur général des élections du Québec (DGE) partage la liste électorale avec la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), le Curateur public, le Service québécois de changement d’adresse, Élections Canada et le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada, entre autres.

Ce partage d’informations permet au DGE et aux autres organismes de comparer leurs listes de citoyens et de les mettre à jour de façon continuelle. Le DGE s’en sert notamment pour retirer les morts de la liste électorale et pour inviter les nouveaux citoyens à s’y inscrire.

La Commission d’accès à l’information (CAI) a approuvé ce partage de renseignements en invitant les parties à « informer les clientèles des échanges de renseignements entre ces organismes », indique un document obtenu par Le Devoir. « Cette recommandation n’a [toutefois] pas été retenue », poursuit l’avis de la CAI.

Des échanges en catimini

La plupart des échanges de fichiers confidentiels par des organismes publics se font ainsi en toute légalité à l’insu de la population. Des exemples : le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS) et la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) croisent leurs données pour éviter des fraudes par des prestataires de l’aide sociale et des accidentés du travail.

Le MESS partage ses renseignements confidentiels sur les citoyens avec la RAMQ, l’Agence du revenu du Canada, la Régie des rentes du Québec, le ministère de l’Éducation et même avec les Centres jeunesse… pour les aider à trouver les parents (prestataires d’aide sociale) qui abandonnent leurs enfants !

La RAMQ, elle, fournit ses fichiers sur l’assurance maladie au ministère de l’Éducation pour aider l’État à retrouver les étudiants qui omettent de rembourser leurs prêts.

En bref, il existe toujours une bonne raison pour justifier le partage de données confidentielles sur les citoyens — sans les informer. On peut même dire que c’est pour votre bien.

Les ministères invoquent ainsi une clause de la Loi sur l’accès aux documents publics et sur la protection des renseignements personnels, qui permet de communiquer un renseignement confidentiel sans en informer les citoyens, « lorsque la communication est manifestement au bénéfice de la personne concernée ».

« Bris de confiance »

On peut comprendre les citoyens d’être méfiants quant aux mégabases de données de l’État, explique Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. Les conséquences sont terribles pour les gens qui se font pirater leurs informations personnelles : le vol d’identité, commis à partir de renseignements confidentiels qui figurent dans les banques de données du gouvernement, peut devenir un cauchemar.

« Le scandale de la NSA a causé un bris de confiance considérable au sein de la population. Il n’y a plus personne qui croit les États lorsqu’ils disent qu’ils protègent l’information sur les citoyens », dit Pierre Trudel.

Le scandale de la National Security Agency américaine (NSA), révélé par Edward Snowden, a démontré que les États-Unis espionnent les citoyens d’une série de pays, dont le Canada. La NSA a intercepté les communications par téléphone et par Internet de millions de citoyens, y compris des chefs d’État, partout dans le monde.

Un mur de protection

La NSA a bien sûr bafoué les lois de façon inacceptable. Mais il faudra s’habituer à l’échange de renseignements par les ministères et organismes publics du Québec, qui est tout à fait légal. Ce partage d’informations est devenu la norme, croit le professeur Trudel. C’est une question de coûts et d’efficacité des programmes de l’État, selon lui.

Avec la technologie, l’information circule de toute façon. « Il y a un partage qui se fait. Aussi bien savoir où et comment ça circule. L’important, c’est que ce partage soit adéquat. »

Pour Pierre Trudel, il vaut mieux encadrer le partage de fichiers par des lois et par la Commission d’accès à l’information, comme c’est le cas actuellement, que d’interdire l’échange d’informations.

Le DGE met en avant le même raisonnement : des mesures de sécurité strictes visent à empêcher que la liste électorale se retrouve entre de mauvaises mains, fait valoir le DGE dans des documents obtenus par Le Devoir grâce à la Loi sur l’accès à l’information. L’accès à la liste électorale par les fonctionnaires nécessite un mot de passe. Les représentants des partis politiques sont aussi invités à s’engager par écrit à respecter la confidentialité de la liste électorale.

Ça n’a pas empêché les renseignements confidentiels sur 5,5 millions d’électeurs, tirés de la liste électorale, de se retrouver sur Internet, comme l’a révélé Le Devoir en mai dernier. L’entreprise de généalogie responsable de la fuite a dû retirer ces renseignements de son site Web, a tranché la Cour d’appel du Québec. Plus de 20 000 personnes avaient tout de même eu accès aux données confidentielles sur les électeurs.


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