L‘impératif majeur de la politique étrangère de la Chine est notoirement de se retenir d’interférer dans les politiques des autres pays, tout en nouant des bonnes relations avec des acteurs-clés de la politique – même dans les cas où ceux-ci s’entre-égorgent.
Malgré tout, il est consternant pour Pékin d’observer les phases de l’affrontement incertain entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. Aucun dénouement n’est en vue ; les scénarios plausibles comprennent même un changement de régime et un bouleversement sismique en Asie du Sud-Ouest – ce que la vision occidentale ethnocentrique appelle le Moyen-Orient.
Et du sang sur les rails en Asie du Sud-Ouest ne peut que se traduire par des problèmes futurs majeurs pour la nouvelle Route de la soie, aujourd’hui rebaptisée Initiative Belt and Road.
Quand il a déclaré publiquement, « J’ai décidé… que le moment est venu d’exiger que le Qatar cesse de financer [le terrorisme] », le président Trump a essentiellement endossé la responsabilité de l’excommunication de Doha orchestrée par l’Arabie Saoudite et les EAU, une retombée directe de sa célèbre danse du sabre à Riyad.
Malgré tout, l’entourage immédiat de Trump affirme que le sujet du Qatar n’a pas fait partie des discussions avec l’Arabie Saoudite. Le Secrétaire d’État Rex Tillerson, ex-PDG d’Exxon Mobil et en tant que tel, expert certifié du Moyen-Orient, a fait de son mieux pour désamorcer le drame – sachant que, si les USA se révélaient une puissance hostile au Qatar, il n’y aurait plus la moindre raison pour qu’il continue d’héberger la base militaire aérienne du CENTCOM d’Al Udeid. [1]
Pendant ce temps, la Russie – l’entité maléfique préférée du Congrès des USA – se rapproche insensiblement du Qatar, surtout depuis le changement de donne de l’acquisition de 19,5% du géant énergétique Rosfnet par le Qatar Investment Authority (QIA, le fonds d’investissement souverain du Qatar) au début décembre 2016.
Cela se traduit par une alliance économique/politique des deux principaux exportateurs mondiaux de gaz ; et cela explique pourquoi Doha – qui conserve un bureau permanent dans le quartier général de l’OTAN – a abruptement abandonné ses « rebelles modérés » de Syrie.
La Russie et la Chine son liées par un partenariat complexe, multivectoriel ; Pékin, qui privilégie les intérêts économiques, adopte une approche pragmatique et évite autant que faire se peut tout rôle politique. En tant que principal producteur et exportateur, la devise de Pékin est claire comme de l’eau de roche : Faites du Commerce, Pas la Guerre.
Mais que se passe-t-il si l’Asie du Sud-Ouest s’enlise dans un pied de guerre permanent, sans limite de durée ?
Le meilleur copain de la Chine et de l’Initiative One Belt, One Road : l’Iran
La Chine est le principal partenaire commercial du Qatar. Pékin était en train de négocier un accord de libre-échange avec le Conseil de coopération du Golfe juste avant l’impasse actuelle. Pour avancer, l’un des scénarios possibles serait un retrait du Qatar du Conseil de coopération du Golfe.
Le Qatar est également la seconde source de gaz naturel de la Chine, alors que l’Arabie Saoudite est sa troisième source de pétrole. Depuis 2010, la Chine est devant les USA en termes d’exportations vers l’Asie du Sud-Ouest, et a solidifié sa position de principale importatrice d’énergie d’Asie du Sud-Ouest.
Lors de la récente visite du roi Salmane à Pékin, la Maison des Saoud a parlé sur le ton de l’extase d’un « partenariat stratégique sino-saoudien » fondé sur la signature d’accords d’une valeur de 65 milliards de dollars. Le partenariat, en fait, repose sur un accord de coopération sino-saoudien qui comprend du contre-terrorisme et des exercices militaires conjoints. L’ensemble offre un rapport étroit avec la préservation de la paix et de la stabilité sur le corridor rentable Mer rouge-Golfe d’Aden.
Bien sûr, des sourcils peuvent se froncer quant à un certain fait : le wahhabisme de l’Arabie Saoudite est la matrice idéologique du djihadisme salafiste qui menace non seulement l’Asie du Sud-Ouest et l’Occident, mais aussi la Chine elle-même.
La nouvelle Route de la soie (BRI), dans ses différentes ramifications, implique un rôle-clé pour le Conseil de coopération du Golfe – dans un cadre « gagnant-gagnant » d’investissements mutuels à la chinoise. Dans un monde parfait, le plan de modernisation « Saudi Vision 2030 » vendu avec entrain par le prince belliqueux Mohammed ben Salmane Al Saoud pourrait, en théorie, mitiger l’attrait du djihadisme salafiste de la variété Daech à travers toute l’Asie du Sud-Ouest.
Ce que l’iranophobe Mohammed ben Salmane ne semble pas comprendre est que Pékin privilégie ses relations économiques (liées aux Routes de la soie) avec l’Iran.
Au début de l’année dernière, quand le président Xi Jinping a visité Téhéran, le président Rohani et lui se sont engagés à augmenter le volume du commerce entre les deux pays jusqu’à la somme monumentale de 600 milliards de dollars en dix ans, dont la plus grande partie proviendra de l’expansion de l’Initiative Belt and Road.
La Chine et l’Iran ont fait de très sérieuses affaires. Depuis plus d’un an aujourd’hui, des trains de fret directs Chine-Iran traversent l’Asie Centrale en seulement douze jours. Et c’est juste un avant-goût de la connectivité prévue par le rail à haute vitesse qui couvrira l’arc de la Chine jusqu’à la Turquie via l’Iran au début 2020.
Et dans un avenir (lointain?), une Syrie en paix sera également configurée en plateforme de l’Initiative Belt and Road ; avant la guerre, les marchands syriens étaient des acteurs majeurs du petit commerce de la nouvelle Route de la soie, entre le Levant et Yiwu dans la Chine de l’est.
One Belt, One Road en Turquie, en Égypte et en Israël
La Route de la soie maritime chinoise ne constitue pas une menace de type « stratégie du collier de perles » – mais principalement des infrastructures portuaires construites par des compagnies chinoises appelées à configurer des étapes-clé de la nouvelle Route de la soie à partir de l’Océan indien, via la Mer rouge et Suez jusqu’au port du Pirée en Méditerranée grecque. Le Pirée et détenu et opéré par la compagnie chinoise COSCO depuis août 2016 ; cette plateforme modernisée de containers de marchandises entre l’Asie de l’Est et l’Occident est déjà celle qui se développe le plus vite en Europe.
Pour sa part, le président de Turquie Recep Tayyip Erdogan a déjà clairement exposé que les intérêts nationaux de la Turquie impliquent « le canal de Suez, les mers adjacentes et de là, une extension à l’Océan indien ». Ankara a beau s’être installée au Qatar – avec des soldats acheminés par voir aérienne – elle a également établi un Conseil de coopération stratégique avec l’Arabie Saoudite.
Ankara peut bien avoir s’être lentement, mais sûrement engagée dans un recentrage stratégique sur la Russie – comme concrétisé par l’accord sur le pipeline Turkish Stream. Pourtant, cela marque aussi un recentrage sur la Chine – appelé à se développer, avec tous les cahots que cela implique, dans toutes les régions-clés, du statut de membre de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) jusqu’à son accès à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
La Turquie et l’Iran – un membre à part entière possible de l’OSC dès l’année prochaine – soutiennent activement le Qatar dans l’impasse actuelle, y compris par des livraisons régulières de nourriture. Cela démontre encore une fois que Pékin ne peut en aucun cas se laisser entraîner dans ce qui est essentiellement un bras de fer insoluble entre entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. Encore une fois : la nouvelle Route de la soie détermine tout.
L’Egypte pose un problème supplémentaire. Elle s’aligne avec Riyad dans l’impasse actuelle ; après tout, le Field marshal al-Sissi dépend des “largesses” de la Maison des Saoud.
En Egypte, la nouvelle capitale de l’est du Caire, qui a la taille de Singapour, est essentiellement financée par des investissements chinois; 35 milliards à la fin de l’année dernière, et plus à venir. Les bonus comprennent la facilitation par Pékin d’échanges de taux d’intérêt interdevises – qui apportera un stimulus bienvenu à l’économie égyptienne. Ahmed Darwish, secrétaire de la Zone économique du canal de Suez, n’a que des louanges à la bouche à propos du principal investisseur du corridor du canal de Suez, qui se trouve être Pékin.
Et ensuite, il y a la toute nouvelle connexion Israël-Chine. Israël soutient le blitzkrieg Saoudien-Emirati contre le Qatar essentiellement en tant que nouveau front de sa guerre par procuration contre l’Iran.
La Chine offre de construire le rail à haute vitesse Mer rouge-Méditerranée. Si la marée à venir de conteneurs de marchandises peut être accueillie près d’Eilat, les Chinois pourront envoyer leurs trains de marchandises via le rail Mer rouge-Méditerranée directement vers le Pirée – une route alternative qui s’ajoutera au corridor du canal de Suez.
La connectivité avance dans une ambiance d’activité frénétique sur tous les fronts. La compagnie Shanghai International Port Group dirige le port de Haifat. Une autre compagnie, China Harbor Engineering, construira un nouveau port à Ashdod, pour une somme de 876 millions de dollars. Israël est déjà le principal fournisseur de technologies de pointe agroalimentaires de la Chine – ce qui comprend de la désalinisation, de l’aquaculture et de l’élevage de bétail, par exemple. Pékin demande plus d’importations en bio-médecine, énergies renouvelables et technologies de télécommunications en provenance d’Israël. Et le facteur décisif est l’accès imminent d’Israël au statut de membre de l’ AIIB.
Il serait logique d’avancer qu’à compter de ce jour, tout ce qui se passera en Asie du Sud-Ouest sera conditionné par, et interconnecté avec le marché de la super-autoroute terre-mer de la nouvelle Route de la soie, de l’Asie de l’Est et du Sud-Est jusqu’au sud-est de l’Europe.
Alors qu’ils se concentre sur ses efforts pour une mondialisation 2.0 « inclusive » multipolaire, et l’expansion rapide des technologies de l’information, la dernière chose dont Pékin ait besoin est un retour vers le passé ; un bras de fer stupide, monté de toutes pièces pour servir de nouveau front à une guerre existentielle par procuration entre la Maison des Saoud et l’Iran, avec l’Arabie Saoudite, les EAU, l’Égypte et Israël faisant bloc contre le Qatar, la Turquie, l’Iran – et la Russie.
Quelques nuits d’insomnie sont à prévoir au Zhongnanhai [2] ces jours-ci.
Traduction Entelekheia
Notes de la traduction :
[1] Al Udeid, au Qatar, héberge la plus grande base aérienne américaine au monde.
[2] NdT : Le Zhongnanhai ou « nouvelle Cité interdite », à l’ouest de la Cité interdite, est le siège du gouvernement de la République populaire de Chine.
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