Auteur, journaliste, conférencière, Djemila Benhabib est née en Ukraine d'une mère chypriote grecque et d'un père algérien. Elle a grandi en Algérie qu'elle a été contrainte de fuir en 1994 après la condamnation à mort de sa famille par le Front islamique du djihad armé (FIDA). Réfugiée en France, elle s'installe finalement en 1997 au Québec où elle va étudier la physique, les sciences politiques et le droit international. Récompensée à de multiples reprises, notamment du prix de la liberté d'expression 2016, elle sillonne le monde, et singulièrement l'Europe, pour appeler à un sursaut laïque face à la montée de l'islam politique tout en dénonçant l'immobilisme des gouvernements occidentaux et l'hypocrisie des politiques.
Vous êtes au coeur d'un procès qui s'ouvre le 26 septembre à Montréal. De quoi êtes-vous accusée?
Je ne peux pas le commenter sauf à dire qu'il s'agit d'un procès en diffamation que m'intente une école islamiste derrière laquelle on retrouve les Frères musulmans.
Que pensez-vous de l'affaire du burkini?
Je vois ça avec les yeux de l'Algérienne que je suis. J'ai passé tous mes étés au bord de la mer en bikini. J'ai quitté l'Algérie en 1994. Jusqu'à cette époque, les rares femmes habillées qui allaient à la mer restaient sous le parasol et nous regardaient envieusement. C'est comme si, à l'époque, nous incarnions le progrès et qu'à un moment donné elles allaient aussi enfin pouvoir se dévêtir. On vit aujourd'hui le chemin inverse en cherchant à instituer ce costume en norme. C'est choquant.
En voyant ces burkinis sur les plages de Nice, ville endeuillée et meurtrie, je me dis que l'on ne respecte plus rien. On ne respecte plus le dress code existant et le bon sens est aujourd'hui remis en cause par un ordre moral et politique qui s'étend jusqu'à la plage! C'est terrifiant! Cette insensibilité par rapport au contexte me pose problème sans parler de tout ce que ce que le burkini véhicule comme idées rétrogrades par rapport à la femme. Je rejette viscéralement ce costume. Il est pour moi une insulte et une insulte faite à toutes les femmes.
Est-ce qu'il y a dans le chef de l'islam un projet politique global qui doit nous interpeller?
Complètement! Il y a un an, on n'en était pas encore là. Nous faisons face au projet envahissant de l'islam politique qui, à chaque étape, envahit une nouvelle sphère privée. C'est parce qu'il est parvenu à sécuriser l'envahissement de plusieurs sphères qu'il se permet d'attaquer une nouvelle sphère, cette fois le bord de mer. Le burkini est juste un indicateur de rapport de force. Ce faisant, on donne aussi l'illusion aux musulmans et surtout aux islamistes que l'on peut islamiser la modernité. On leur dit en quelque sorte qu'il n'est pas question d'interdiction totale mais... qu'il faudra tout même porter la camisole! C'est un projet intelligent qui progresse et qui est en perpétuelle transformation.
Est-ce que nous, sociétés occidentales, sommes trop naïfs ou pas assez lucides face à cet islam "conquérant"?
Oui, bien sûr! On est définitivement trop naïf. Les politiques, dans leur grande majorité, sont dans le calcul politique. Leur but est d'abord d'acheter une soi-disant paix sociale. Ils s'imaginent que l'on peut trouver un terrain d'entente avec le fascisme musulman. Ils sont sur le terrain de la négociation, s'imaginant qu'ils peuvent encore négocier...
La sphère médiatique, elle, est par définition très peu courageuse pour ne pas dire lâche. Elle reproduit assez bien ce qui se passe sur la sphère politique. On est aussi dans la continuité de cet esprit un peu bonasse: la diversité, la victimisation des musulmans... Voilà un paradigme qui fonctionne: la pauvre femme musulmane à qui on voudrait interdire d'aller à la plage... On fait porter l'odieux à la démocratie. C'est toujours la démocratie qui veut interdire mais jamais le fascisme qui veut envahir. Or c'est bien le fascisme qui instrumentalise et la démocratie qui tente de réagir.
La sphère académique dans sa grande majorité est aussi inféodée aux islamistes. J'observe ainsi les écoles de pensée au sein de différentes universités où l'on prône la tolérance, la diversité... Mais on ne dit jamais que la liberté n'est jamais absolue. La question fondamentale de la tolérance à l'intolérance n'est jamais posée alors que c'est ce que nous vivons aujourd'hui. Ce n'est pas pour rien que douze journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo ont été assassinés en janvier 2015. C'est parce qu'on ne tolérait pas leur posture journalistique et philosophique. En pratique, on ne veut rien voir, rien entendre pour ne pas avoir à agir. On fait semblant que rien ne se passe et on ne répond donc jamais à cette question.
Le terrorisme islamique, conséquence d'une intégration difficile de jeunes laissés en marge de notre société lit-on souvent, vous en pensez quoi?
Le terrorisme n'est pas né en Europe. Il est né dans les pays du Maghreb et au Moyen-Orient. La révolution islamique s'est d'abord faite en Iran. Une ampleur nouvelle a été donnée en Europe à cause de l'instrumentalisation d'une bonne partie de l'immigration. On lui fait croire qu'elle est victime des méchants Français, Belges... Y compris au Québec qui n'a pourtant aucune histoire coloniale mais qui est pointé du doigt comme étant raciste. Ce sont toujours les mêmes arguments qui sont assénés quel que soit le passé historique du pays! Cela veut dire quoi? Tout simplement que nous faisons face à une même stratégie, une même rhétorique qui se résume à un couple infernal: victimiser les musulmans et culpabiliser le pays d'accueil quel qu'il soit. Il faut sortir de ce paradigme car s'il y a bien une chose qui caractérise chaque individu, c'est sa responsabilité.
Traditionnellement, les partis de gauche sont plus accommodants à l'égard du communautarisme et des pratiques de l'islam. À tort?
Bien sûr qu'ils ont tort! Il est plus facile pour eux de victimiser et culpabiliser les grands méchants qui ont un passé colonial. En amont de cette attitude politique, il y a d'abord une conviction philosophique. Le rapprochement de cette gauche avec l'islam politique remonte à la révolution iranienne qui n'aurait pas connu le succès sans l'implication de la gauche iranienne d'abord, mais aussi et surtout de la gauche française en ce sens qu'elle a porté cette révolution pour des raisons très simples: d'abord parce qu'elle était en opposition frontale avec le Shah qui était un allié des Américains; ensuite parce qu'elle décryptait la situation iranienne en fonction du prisme des années 70 utilisé à l'égard des organisations paramilitaires d'Amérique latine. Par définition, aux yeux de la gauche française, l'armée est forcément sanguinaire.
Je rappelle au passage que le premier à avoir évoqué la "spiritualité politique" fut Michel Foucault. Lui et d'autres, comme Sartre, ont donné une caution à cette révolution. Le début de nos ennuis remonte à cette époque. Après, c'est une succession de malentendus et de rendez-vous manqués... La vérité est que l'on n'a jamais misé sur les démocrates. On a toujours pensé que cela devait se jouer entre le système en place, un Ben Ali, un Moubarak..., bref des dictatures ou alors les islamistes. Les seuls restés en marge du champ politique, ce sont les démocrates.
Être critique vis-à-vis de l'islam, c'est prendre le risque d'être taxé d'islamophobe...
On est dans la confusion la plus totale. Je pense qu'il y a un acquis depuis les Lumières qui est celui de la critique des religions et cela vaut pour toutes les religions. Et quand je parle des Lumières, je pense aussi aux Lumières arabes. Au VIIIe siècle, dans le monde arabe, existait une école rationaliste qui prenait ses distances par rapport au Coran, qui n'était pas dans la sacralité, qui était dans la critique, dans l'exercice du jugement, qui n'était pas dans la fragmentation en fonction d'une religion mais dans la continuité de l'humanité.
Or ce que veulent les islamistes aujourd'hui, c'est précisément nous couper de cette humanité, nous enfermer à double tour dans une cage ethnique et religieuse avec le nez collé au texte dans ce qu'il a de plus littéral, d'où le djihad, la discrimination etc. Je voudrais qu'à la simple question de l'utilisation de la violence, la réponse du monde musulman soit univoque pour la dénoncer, or on se rend compte qu'il y a des écoles de pensée qui continuent de la légitimer.
Nous devons réapprendre à défendre nos valeurs sans honte et ça, les Occidentaux ont beaucoup de mal à la faire. Autant nos adversaires sont décomplexés, autant nous sommes hésitants, on se demande sans cesse si on ne les chatouille pas trop fort...
Derrière cet essor de l'islam politique, il y a des soutiens biens connus, des États bien connus, comme l'Arabie Saoudite par exemple...
Ce sont les contradictions dans lesquelles nous vivons et que nous payons en termes de vies humaines... Parce que nous ne sommes qu'au tout début du terrorisme. Le terrorisme, c'est une pression que l'on exerce sur un État pour qu'il reconnaisse de fait une légitimité politique à une certaine posture.
N'eût été l'accord Arabie Saoudite-Etats-Unis depuis 1945, pétrole contre sécurité, la configuration du monde aurait été différente. Car les relations internationales ont été configurées à partir de cette contradiction principale, à savoir le fait que l'une des plus puissantes démocraties du monde a pour allié une théocratie de droit divin. C'est absurde, mais c'est ainsi. Il faut donc appeler à une reconfiguration des relations internationales. L'exemple de la Suède est à cet égard intéressant parce qu'il nous montre que l'on peut faire les choses différemment en rompant des relations économiques.
Faut-il craindre le retour de celles et ceux qui ont rejoint Daech?
Oui, certainement. Mais plus fondamentalement, qu'est-ce qui fait qu'un jour on devient terroriste? Ce qui nourrit le terrorisme, c'est l'idéologie de l'islam politique, celle qui est véhiculée dans les centres communautaires, dans les écoles, dans toutes les formes de relais des islamistes... C'est ça qui fondamentalement pose problème. Il faut bien sûr s'occuper des jeunes qui sont partis se battre au côté de Daech - et qui doivent être considérés comme des terroristes - mais pensons en priorité à tout ce qui est enseigné, dit, véhiculé en amont. Je ne suis pas persuadé que l'on fait la promotion de la citoyenneté à la grande Mosquée de Bruxelles...
La question qui se pose à nous, démocrates, est de savoir jusqu'à quel point on peut accepter un discours qui détruit la démocratie au sein même de la démocratie. N'est-on pas en train de jouer avec le feu? Je pense que oui. On doit clouer le bec à tous ces prédicateurs qui franchissent la ligne! Mais ce n'est jamais clair, on est toujours dans l'ambiguïté, autrement dit dans les calculs politiques qui ne donnent jamais de bons résultats.
Est-ce que l'islam moderniste est dépassé par rapport à l'islam réactionnaire et conservateur?
Non, jamais. (Très émue, elle poursuit.) Tant qu'il y aura des gens qui refuseront les postures intégristes en Tunisie, au Maroc, en Algérie, en Egypte, en Syrie, il y aura une possibilité de remise en cause de l'islam politique. Mais on est loin d'être sorti de l'auberge parce que ces démocrates se battent dans la plus grande des solitudes et dans une grande indifférence. Leurs voix sont inaudibles parce qu'elles ne sont pas relayées.
Comment dès lors gagner une bataille avec des armes aussi dérisoires, alors qu'en face vous avez une redoutable armée, financée, encouragée, relayée, appuyée par des organisations, des États, une diplomatie, de la publicité, des banques qui organisent le financement islamique... On se bat contre Goliath!
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