Des centaines de Spatule

A769b3a483e411d385efb6e0f9b495b0

La déconstruction de tout, même des prénoms

Souvenir d’adolescence : il date de 1996 : des parents un peu tordus, manifestement, avaient décidé de prénommer leur enfant Spatule.


Apparemment qu’ils parlaient de l’oiseau du même nom et non de l’ustensile de cuisine.


Prénom


Qu’importe : l’état civil s’y était opposé. Après une bataille judiciaire, les tribunaux avaient refusé d’endosser ce prénom. Leur raison : il risquait de condamner l’enfant au ridicule. L’État se reconnaissait le droit de protéger les enfants contre les excentricités de parents immatures.


En lisant avant-hier sur le site du Journal de Montréal la liste des prénoms « inusités » de 2017, je me suis dit qu’il y avait désormais annuellement des centaines de Spatule et que les autorités avaient renoncé à lutter contre le ridicule. Le courant de la bêtise est trop fort.


Petite sélection: O’Feelie, Emilou, Winner, Tommy Jackusie, Ziggie Love Sparrow, Happynaiss et Keysie Pitschounette. J’aurais pu en relever d’autres, notamment tous ceux qui reprennent un prénom connu pour en « réinventer » l’orthographe ! On aurait envie de dire : parents, je vous juge !


Nous ne sommes pas ici devant un fait divers, mais devant une réalité sociale qui témoigne de la puissance d’un individualisme devenu morbide.


Les parents qui affublent leurs pauvres enfants de prénoms aussi grotesques témoignent d’un désir d’originalité devenu fou, qui les pousse vers un comportement antisocial, nuisible à leur progéniture. Il y a des limites à faire de son bébé un cobaye. Pensent-ils vraiment assurer un destin exceptionnel à leur enfant ? Croient-ils devoir lui inventer une personnalité à partir de rien ?


Comment ne pas voir là une forme d’infantilisme ? Pour reprendre les mots de Louis Pauwels, « iI y a sans doute dans chaque homme un enfant qui ne veut pas mourir. Mais il y a dans trop d’hommes un adulte qui ne veut pas naître. »


Il y avait déjà quelque chose d’agaçant à voir des parents québécois donner des prénoms anglais à leurs enfants, comme s’ils programmaient inconsciemment leur assimilation. Mais là, on passe à un autre niveau.


On y verra aussi le signe d’une profonde déculturation. On en vient à oublier qu’un prénom, en général, réfère à une histoire, il s’inscrit dans une culture. Il peut évoquer des souvenirs, témoigner d’une admiration, rendre hommage à un parent ou à une personnalité historique. Autrement dit, si un prénom singularise un individu, il l’inscrit aussi dans une communauté.


Ridicule


Détail supplémentaire : on n’oubliera pas qu’au même moment, dans les classes aisées et culturellement avantagées, on redécouvre les vieux prénoms français. Le prénom est un marqueur social et identitaire. Le prénom devient ici un marqueur potentiel d’inégalités sociales.


Ce n’est pas sans raison que pendant longtemps, les immigrés donnaient un prénom « local » à leur enfant. C’était une manière de s’intégrer à un peuple. Quelquefois, ils allaient même jusqu’à franciser le nom de famille. Cela envoyait un signal fort d’intégration.


Chose certaine, cette histoire de prénoms est un incroyable révélateur du fait que notre société devient aujourd’hui une dissociété.