Ancien élève de la rue d’Ulm et de l’ENA, professeur associé à l’Ecole normale supérieure, Arnaud Teyssier est haut fonctionnaire, historien et essayiste. Il est l’auteur de biographies de Richelieu, Louis-Philippe ou encore Philippe Séguin. Son dernier ouvrage, De Gaulle, 1969. L’autre révolution, est paru en 2019 chez Perrin.
La lutte contre l’épidémie de coronavirus signe-t-elle une réhabilitation du rôle de l’Etat ?
Je l’espère. C’est effectivement dans ces moments que l’on voit l’Etat dans la plénitude de son rôle. Dans le discours dominant de ces trente dernières années, l’Etat est toujours considéré comme une charge, un handicap, une source de déficit, et non comme ce qu’il est réellement, c’est-à-dire ce qui fait tenir une société, a fortiori dans une période de crise. Or, en cas de crise, il faut que l’Etat tienne, mais aussi qu’il ait l’air de tenir, d’où l’importance de la considération qu’on lui porte. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut jamais le réformer, mais qu’il doit y avoir un respect mutuel entre les politiques et l’Etat.
Un autre aspect ressort clairement dans cette période : la puissance publique ne se situe pas dans la même temporalité que d’autres composantes de la société. La politique est soumise au tempo de la démocratie et des élections. L’Etat, lui, est bien sûr soumis à une continuité, mais il doit aussi agir dans l’urgence. Cela justifie que les fonctionnaires bénéficient d’une certaine stabilité et surtout qu’ils ne soient pas totalement assujettis au politique, afin de pouvoir dire la vérité.
En cas de crise, il faut que l’Etat tienne, mais aussi qu’il ait l’air de tenir, d’où l’importance de la considération qu’on lui porte.
La France, pays de l’Etat-nation par excellence, a-t-elle un avantage comparatif par rapport à d’autres pays ?
Il est certain que la France a un atout. Elle dispose d’un Etat qui, malgré son affaiblissement ces dernières décennies, garde une importante capacité d’action. Je suis impressionné et admiratif devant la capacité de mobilisation des fonctionnaires. Notre sommes un pays décentralisé, mais l’Etat a gardé la main dans certains domaines et on voit à quel point c’est utile au politique. Nous l’avons déjà vécu lors de la crise financière de 2008 : dans ce type de période, le politique redécouvre avec stupeur ou émerveillement l’outil que représente l’Etat.
Une crise met aussi en lumière des défaillances, en l’occurrence la pénurie de masques ou le flou sur le soutien à l’économie. Cette épidémie agit-elle comme un révélateur des faiblesses de l’Etat ?
Oui, même s’il est trop tôt pour les évaluer en détail. Mais à ce stade, la crise révèle aussi la fragilité de la société, dont on a l’impression qu’elle peut se retrouver très vite au bord de l’abîme. Dans un pays où l’Etat structure la société, il va être instructif d’observer les effets de cette épidémie. Je pense que cela va laisser des marques.
Et quand nous sortirons de la crise, parce que nous allons nous en tirer, cela devra mener à toute une réflexion sur les rapports entre l’Etat et la société, car il faut balayer les vieux schémas. Depuis quelques années, dans l’épreuve de questions contemporaines du concours de l’ENA - qui a remplacé la culture générale - les candidats doivent d’ailleurs plancher sur des sujets qui ont trait à ce thème, celui du rapport des pouvoirs publics à la société !
En temps normal, l’Etat devrait payer le moins possible, mais en temps de crise, il devrait tout payer !
Cette crise ne bouleverse-t-elle pas le logiciel idéologique libéral d’Emmanuel Macron, qui nous a habitués à exalter l’émancipation individuelle plutôt que la puissance de l’Etat ?
Il est encore un peu tôt pour le savoir, même si l’exercice du pouvoir transforme généralement les idées politiques. Mais ce qui m’a frappé, c’est de voir certains ministres se transformer littéralement, dans le bon sens du terme. Comme si, par un phénomène chimique, ils avaient été investis de ce que leurs fonctions représentent ! C’est une force cachée de la Ve République. Cela m’a rappelé les attentats de Paris en 2015 : tout l’Etat s’était mis en marche sous le choc des évènements.
« L’Etat paiera », a martelé Emmanuel Macron à propos des frais des personnels de santé. Cette formule peut réjouir certains et en inquiéter d’autres... Qu’en pensez-vous ?
Cela pose la question de l’attitude de la société, livrée à toutes ses contradictions. En temps normal, l’Etat devrait payer le moins possible, mais en temps de crise, il devrait tout payer ! Il existe un malentendu, mais celui-ci est sans doute plus profond encore dans des pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis, peut-être même l’Allemagne, sans parler de l’Italie. Les questions que nous allons nous poser avec notre propre histoire, d’autres pays vont se les poser également, avec encore plus d’acuité. Et d’autres questions majeures, qui touchent à la souveraineté, nous reviennent aussi en pleine figure.
Par le passé, les leçons des grandes crises ont-elles été tirées ?
Cela a été fait après les guerres, qui sont une forme d’apogée de crise. Ainsi, tout le système de la Ve République a été conçu par le général de Gaulle pour remédier à l’impuissance de l’Etat, d’abord lors de la débâcle de 1940, puis face à la guerre d’Algérie. De Gaulle considérait que les démocraties, par essence, sont fragiles, et que la démocratie faible doit être armée par une administration puissante. On peut penser à Mai 68, lorsqu’un mouvement étudiant doublé d’un mouvement social a failli renverser le régime de la Ve République. Si ça a tenu, c’est bien sûr grâce au discours du Général le 30 mai, mais aussi parce que l’Etat était fort.