Chasse aux sorcières en vue à Ottawa

D’ex-agents du Parlement critiquent un projet de loi conservateur contre la « partisanerie »

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La paranoïa gagne la troupe de Harper

Ils ont été les chiens de garde de la démocratie canadienne, faisant rapport à la Chambre des communes sur le déroulement des élections, les dérapages financiers du gouvernement, l’accès à l’information. Et aujourd’hui, ces ex-agents du Parlement montent au front pour contester un projet de loi conservateur visant à traquer la « partisanerie » dans leurs bureaux. Selon eux, l’initiative conservatrice n’est rien de moins qu’une chasse aux sorcières s’apparentant au maccarthysme d’un autre siècle.

« C’est un projet de loi parfaitement écrit pour régler un problème qui n’existe pas », lance sans ambages Jean-Pierre Kingsley, celui qui a dirigé Élections Canada de 1990 à 2007. S’il devait être adopté, estime M. Kingsley, « on aurait affaire à une loi niaiseuse ». « Quand on dépose un projet de loi, c’est pour régler quelque chose. Que veut-il régler ? Qu’a-t-il entendu dire ? Ou est-ce une fabrication de son esprit ? »

Le projet de loi qui trouve si peu grâce aux yeux de l’ancien patron électoral est celui du député conservateur d’arrière-ban Mark Adler. Le C-520 prétend « soutenir l’impartialité des agents du Parlement ». Les 10 agents du Parlement ainsi que tous les employés travaillant pour eux devront remplir, et afficher sur Internet, une déclaration indiquant s’ils ont occupé dans les 10 dernières années un poste jugé partisan.

Un poste partisan est entendu ici au sens large. Il s’agit d’une candidature à une élection (qu’elle soit fédérale, provinciale ou municipale) ; d’un poste de dirigeant, de vérificateur ou même d’agent financier de l’association de circonscription d’un parti ; d’un poste dans l’entourage d’un ministre, d’un sénateur ou d’un député ; ou de tout autre poste dans un parti politique ou le bureau parlementaire de celui-ci. Le vérificateur général, le directeur général des élections, le commissaire aux langues officielles, le commissaire à l’information, celui à la vie privée, le commissaire au lobbying et les commissaires à l’éthique sont visés par ce projet de loi. Ils regroupent quelques milliers d’employés.

En outre, le projet de loi C-520 prévoit que « sur demande écrite d’un parlementaire, l’agent du Parlement peut procéder à l’examen de toute allégation selon laquelle une personne travaillant dans son bureau se serait conduite de façon partisane dans l’exercice de ses fonctions et prendre les mesures qu’il estime nécessaires ». Les résultats de son enquête devront être déposés au Parlement.

Maccarthysme

Le Devoir a contacté quatre anciens agents du Parlement qui sont unanimes dans leur condamnation de ce projet de loi, qu’ils assimilent à une chasse aux sorcières. Ils ont parlé ouvertement, mais ont parfois voulu ajouter des commentaires plus incisifs à condition de ne pas être nommés.

Selon nos informations, les actuels titulaires de ces postes de chien de garde discutent aussi entre eux de ce projet de loi.

L’ancienne vérificatrice générale Sheila Fraser juge le projet de loi « exagéré » et « inquiétant », car il laisse sous-entendre qu’il y a un problème de partisanerie chez les agents du Parlement. « Je trouve toute cette discussion très malsaine et très préoccupante si le public commence à croire que les institutions ne sont pas impartiales dans leurs travaux. » Ce projet de loi, dit-elle, éveille et alimente cette croyance. « Ça ne peut que créer l’impression qu’il y a eu des problèmes quelque part. »

Un autre se veut cinglant. « Ça revient un peu au style des années 1950 quand M. [le sénateur républicain Joseph] McCarthy cherchait les membres du Parti communiste dans la fonction publique », lance cet ancien mandarin. « Va-t-on refuser d’engager quelqu’un qui a déjà été membre d’un parti politique ? Parle-t-on seulement des partis politiques fédéraux ? Est-on à la chasse aux péquistes ? Veut-on débusquer les péquistes qui travaillent pour le gouvernement fédéral ? Je trouve cela foncièrement désagréable. » Selon cette personne, « si on passait une loi similaire pour les juges, pensez-vous qu’il n’y aurait pas de réactions ? C’est du maccarthysme réinventé. »

Le prédécesseur de Sheila Fraser, Denis Desautels, se rebiffe lui aussi. Comme tous les autres interrogés, il rappelle que la non-partisanerie est déjà la règle. « Le bureau doit prendre des mesures pour assurer que les employés respectent les règles, mais afficher cela de façon publique empiète sur la vie privée. » Il craint que de telles mesures rendent plus difficile le recrutement.

L’ancien commissaire à l’information — et greffier de la Chambre des communes — Robert Marleau est sceptique. « C’est bizarre. Ce n’est pas un projet de loi qui est en équilibre avec les valeurs de la fonction publique canadienne. »

Jean-Pierre Kingsley rappelle que lorsqu’il était en poste, il s’assurait que les gens qu’il embauchait n’étaient pas partisans. « Les agents sensibilisent les personnes qui travaillent pour eux à la nécessité d’être non partisan dans tout ce qu’ils font. Il ne peut pas dire “ Moi je suis impartial et le reste de mes employés ne l’est pas ”. On n’est pas des imbéciles ! » Cependant, comme les autres, il rappelle que « les employés ont certains droits d’activité politique. C’est un droit constitutionnel ! »

Comme n’importe quel fonctionnaire, les employés des agents ont, selon des paramètres très stricts prévus dans la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, le droit de participer dans une certaine mesure à la vie politique.
Élections Canada

Il est de notoriété publique que le Parti conservateur a une dent contre Élections Canada, qu’il estime partial à son endroit. Encore mardi, lorsqu’il a déposé sa réforme de la Loi électorale, le ministre de la Réforme démocratique, Pierre Poilievre, a dit que « l’arbitre ne devrait pas porter le chandail d’une équipe ». Il a justifié ainsi le retrait à Élections Canada de toutes les fonctions d’enquête sur de possibles fraudes électorales.

Le projet de loi, bien qu’émanant d’un député, a reçu l’aval du bureau du premier ministre. Il sera débattu une dernière heure à la Chambre des communes lundi avant d’être envoyé en comité. Ironiquement, son parrain a lui-même été partisan dans le passé… pour le Parti libéral du Canada ! Le député torontois a donné de l’argent au PLC et à Michael Ignatieff en 2003, 2006 et 2007, et a été adjoint parlementaire du député libéral Bob Kaplan, rapportait le Hill Times. Mark Adler n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.


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