Changer la République / De l’insouveraineté

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Quand l'État lui-même se fait le fossoyeur de sa souveraineté : le triste exemple de la France

L'an 1 du hollandisme le prouve amèrement. Changer de président ne suffit plus, il faut reconstruire une nouvelle souveraineté... C'est pourquoi j'appelle à participer à la marche du 5 Mai pour la sixième République. Je m'explique sur cet appel dans le préambule de mon livre La Cérémonie Cannibale, de la performance politique (Fayard) à paraître le 2 mai que je reproduis ici intégralement...
Un ancien ministre des Finances, s’adressant aux 1500 cadres supérieurs de Bercy, évoqua un jour de novembre 1998 l’hypothèse d’une disparition de l’État: « Si l’hypothèse la plus sombre, celle du déclin de l’État, devait se réaliser, vous en seriez, nous en serions, les principales victimes. Voir disparaître petit à petit cette capacité de l’État à être efficace serait, j’en suis sûr, pour nous tous, une manière de nous effondrer en nous-mêmes[1]. »
Il s'agissait de Dominique Strauss Khan. La formule est frappante. Elle établit un lien entre le déclin de l’État à l’âge néolibéral et le sort des gouvernants, c’est-à-dire le personnel politique et la haute administration, qui seraient voués en raison même du dépérissement de l’État à une sorte d’auto-extinction historique, définie ici comme une manière de « nous effondrer en nous-mêmes». Les signes ne manquent pas, en effet, depuis trente ans, qui témoignent de ce processus d’auto-dévoration de l’homo politicus.
Au cœur de ce processus de déconstruction de la fonction politique : la perte de souveraineté des États, vidée peu à peu de son contenu par la révolution néolibérale et par la révolution technologique des moyens de télécommunication, qui substitue au rituel et au protocole des apparitions du souverain la téléréalité du pouvoir. L’homme politique se présente de moins en moins comme une figure d’autorité, quelqu’un à obéir, il est de plus en plus quelque chose à consommer ; il se présente moins comme une instance productrice de normes que comme un produit de la sous-culture de masse, un artefact comme n’importe quel personnage de série ou de jeu télévisé…
La condition politique a été profondément remaniée depuis trente ans sous l’effet de la révolution néolibérale initiée au début des années 1980 par les gouvernements de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni qui ont projeté la fin de l’État-Providence et l’abandon des politiques keynésiennes ayant inspiré les politiques de tous les gouvernements occidentaux de l’après-guerre. La révolution néolibérale, qui a mis en application un programme de « dépérissement » de l’État, a été rejointe et appuyée à partir des années 1990 par la révolution du numérique, la télévision par câble et le développement d’Internet qui ont bouleversé les conditions sociales et techniques de la communication politique. À partir des années 1990, la conjonction d’un nouvel idéal-type politique inspiré par les valeurs managériales du néolibéralisme et la téléprésence permanente, organisée par les chaînes d’info en continu, explique l’apparition d’une nouvelle génération d’hommes politiques, qui va de Clinton à Sarkozy en passant par Bush fils, Blair et Berlusconi… des personnalités très dfférentes que ne permet de rapprocher ni l’ orientation idéologique ni le programme politique ni même leur fameuse « histoire » personnelle au nom de laquelle ils se font élire… Dans ce livre, j’ai tenté d’esquisser le portrait collectif de cette nouvelle génération ; non pas à la croisée des biographies personnelles dont les médias raffolent mais à partir d’une équation commune, une forme de destin commun – néolibéral, forcément néolibéral –, que je qualifie de condition ou de fonction néopolitique. Cette condition est caractérisée par une crise générale de la confiance et de la représentation ; la crise des dettes souveraines n’en est qu’un aspect, qui en voile d’autres, nombreux : crise de la souveraineté de l’État, crise de la parole de l’État, crise de la signature de l’État… Cette crise se manifeste partout dans les démocraties occidentales, mais elle est renforcée en Europe par ce qu’on a l’habitude d’appeler la « construction » européenne, qui s’apparente de plus en plus à une « déconstruction » de la souveraineté.
La souveraineté s’appuie sur une double réalité : le pouvoir et un dispositif représentatif ; une puissance d’agir, d’être efficace, et une certaine symbolique de l’État. C’est cette double réalité que la construction européenne a disloquée. Le couple que constituaient le pouvoir et son dispositif de représentation s’est brisé en deux : d’un côté, une bureaucratie anonyme (installée dans le lointain, à Bruxelles ou à Strasbourg, dans des architectures complexes), de l’autre, des hommes politiques désarmés, un roi nu. D’un côté, des décisions sans visages, de l’autre des visages impuissants. D’un côté, une action muette perçue comme non démocratique, de l’autre une parole vide, un débat, un référendum sans effets. Résultat de cette dislocation : l’action est perçue comme illégitime et la parole a perdu toute crédibilité. C’est le paradoxe de ce que Wendy Brown a qualifié de « dé-démocratisation[2] », et que j’appelle pour ma part insouveraineté.
Quand le roi est nu et le pouvoir impuissant, en quoi consiste l’exercice de l’Etat, le fait de gouverner, sinon à jouer de manière délibérée avec les apparences ? L’explosion des réseaux sociaux comme Twitter, les chaînes du tout-info ont pulvérisé le temps politique. La course à la mobilisation des audiences s’est accélérée. Nous vivons dans une ébullition informationnelle qui interdit toute prise de distance, toute délibération. La fonction journalistique s’est déportée de ses missions originelles – l’enquête, le reportage, l’analyse politique, bref, l’information – vers une fonction de décryptage visant à découvrir sous les apparences trompeuses de la vie politique la vérité d’un calcul, les ressorts d’une histoire, le secret d’un montage narratif. Sondages et décryptage sont les deux facettes de la politique à l’ère de l’insouverainté, les côtés pile et face d’une démocratie sans repères, sans frontières, sans substances, désorientée, guidée par des dirigeants qui méritent d’être qualifiés de dédémocrates aussi bien que d’insouverains.
Le storytelling des hommes politiques et son décryptage compulsif par ceux que William Safire qualifiaient de politterati[3] sont ainsi devenus en quelques années les deux mamelles d’une démocratie envoûtée qui a substitué le récit à l’action, la distraction à la délibération, le stage craft (l’art de la mise en scène) au state craft (l’art de gouverner).
La politique est passée de l’âge de la joute, du débat, de la discussion et du dissensus, à celle de l’interactif, du performatif et du spectral. Du storytelling à la performance narrative, de la diversion à la dévoration des attentions. La com’ politique ne vise plus seulement à formater le langage, mais à envoûter les esprits et à les plonger dans un univers spectral dont les hommes politiques sont à la fois les performers et les victimes.
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[1] Cité par Vincent Giret, Libération, 19 février 2013.
[2] Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.
[3] William Safire, « The way we live now narrative », New York Times Magazine, 5 décembre 2004.


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