Bonne nouvelle

Livres - revues - 2010

Elias Canetti demandait à l'écrivain d'être le chien de son temps, d'y fourrer partout son museau, d'en avoir la passion. Et de se dresser tout entier contre l'idée globale et passionnée qu'il est le seul à s'en faire. Mais sur quoi l'écrivain appuiera-t-il une prétention si folle? Écoutons ce qu'en dit Peter Sloterdijk, parlant de Nietzsche — cet écrivain devenu fou de son temps.
Tout langage dit l'orgueil de celui qui parle d'avoir pris le dessus. Tout discours dit qu'il n'aurait rien pu arriver de meilleur à celui qui le tient que d'être justement lui-même et, depuis cette position, dans cette langue, de témoigner de l'avantage qu'il y a à être dans sa propre peau. On sait depuis McLuhan que le média est le message. Mais c'est aussi un éloge du messager. Le cinéma, la radio, la télévision disent avant tout que ceux qui les font sont les gagnants. Autant que de rendre service, Internet fait l'éloge d'Internet.
Cependant, la littérature est le fruit d'un dialogue qui n'est pas de la communication. Écrire, c'est dialoguer avec de grands absents. Qui te parle? Qui t'accompagne? Quel est ton génie tutélaire? L'écrivain peut avoir du génie si l'accompagne une parole forte, qui l'a trouvé, qui ne le quitte plus et lui permet de s'impressionner et d'impressionner les autres. Il se prend pour un autre parce que ça parle à travers lui et que ça dit que c'est une grande nouvelle, la nouvelle bonne nouvelle. Il se dresse au sommet d'une hiérarchie entre celui qui écrit, qui laisse parler le génie, et le lecteur, qui reçoit cet écrit avec gratitude parce qu'il sait que c'est quelque chose d'entièrement différent du bavardage que le même personnage aurait produit sans l'assistance de ce compagnon invisible.
Recevoir cette parole, c'est accepter «une offense thérapeutique». S'il est en état d'être provoqué, le lecteur peut entrer dans le dialogue des solitaires accompagnés, devenir à son tour le commencement d'une nouvelle chaîne de provocation.
L'idéologie communicationnelle réprouve la génialité tutélaire (comme le prophétisme). Mais il ne s'agit plus de lui opposer l'humanisme, patrimoine en déshérence qui se distingue à peine aujourd'hui d'une aimable dépression. L'écrivain n'a pas non plus à se soucier de la correction politique où s'embourbent tant de discours rebelles. Il ignore cyniquement (évangéliquement, dit encore Sloterdijk) la foule innombrable des complices en désinhibition qui luttent pour apparaître sur des écrans et donner des preuves de leur bonté. L'écrivain jubile contre les bons qui réclament leur récompense. L'écrivain n'est pas bon, il est généreux. Là où les bons cherchent à se rendre possibles, il se rend impossible. «Je n'ai jamais fait en public un seul pas qui ne fut compromettant», disait Nietzsche. Les bons — les sincères, ceux qui ne cachent rien, les aseptisés, les transparents au sexe glabre, les désinhibés intègres — réclament leur récompense sur la terre. Il leur semble que la bonté de leur coeur donne droit à un bonheur qui se fait trop attendre. Aussi diffament-ils sans cesse les religions, le dialogue avec les génies, la morale, les dominants (ils en voient partout), comme autant de complots contre leur bonheur.
L'écrivain ne cherche pas le bonheur, il écrit pour annoncer la nouvelle qu'il est tout en haut, et n'y eût-il personne en apparence pour entendre sa bonne nouvelle, en lui une foule innombrable se réjouit. Le bon s'annule par bonté: obligé d'être à la fois autre et meilleur que les autres (comme le blue-jeans), précisément en cela il est comme tous les autres. L'altérité de l'autre, qu'il invoque sans cesse pour ne pas se distinguer des autres, lui interdit ce que Sloterdijk appelle «la pénétration pénétrée». En revanche, le généreux ne goûte pas l'entretien symétrique, la négociation sur le vécu, la valeur médiane, mais «l'imprégnation d'entrailles à entrailles».
«Du point de vue intellectuel, Nietzsche est radicalement bisexuel: une étoile qui brûle d'être percée. Je suis pénétré donc je suis, je rayonne en toi, donc tu es.» L'éloge de Soi de l'écrivain ouvre donc paradoxalement le chemin vers l'autre comme jamais encore il n'a été célébré. Chaque nouvel écrivain est bonne nouvelle d'un autre monde. On pourrait, dit Sloterdijk, qualifier Nietzsche de découvreur de l'hétéro-narcissisme. N'est-ce pas dément, un chapitre d'Ecce homo s'intitule «Pourquoi j'écris de si bons livres». Mais ce que Nietzsche approuva si hautement en lui-même, c'est sa propre étrangeté, qui lui donnait, à son grand étonnement, la forme d'un être hybride (d'ailleurs invivable) sans précédent dans l'humanité. À suivre.
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Collaborateur du Devoir


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