(rappel)

Pas d'histoire

Il importe plus que jamais de maintenir le conflit canadien ouvert et vivant. Hélas, le gouvernement de Québec semble pour l'heure incapable d'assumer une telle responsabilité historique...

13 septembre 1759 - la Conquête


Conquête ou Cession de 1760? Le présent débat d'historiens dans les pages du Devoir (Bouchard contre Saul) ne présenterait pas d'intérêt s'il ne s'agissait que de définir un événement ancien. En réalité, la querelle sur le nom qu'il convient de donner à ce qui nous est arrivé au dix-huitième siècle revient à poser la question suivante : le Canada est-il le fruit d'une alliance ou d'un conflit entre ses nations fondatrices? Entre le français et l'anglais, les fédéralistes tiennent que c'est l'alliance, les souverainistes le conflit, qui fut et qui demeure, sauf le respect dû aux nations indigènes, le ferment historique de l'histoire du Canada. Les fédéralistes oublient volontiers que lors d'un pacte entre deux parties inégales ce n'est pas la satisfaction du supérieur qui permet d'en comprendre le sens historique (surtout si ce pacte lui conserve sa position), mais l'insatisfaction de l'inférieur- le fait que pour lui ce pacte ne saurait être la fin de l'histoire. À cet égard, on peut dire que le Canada est un perpétuel effort de ceux auxquels le pacte fédératif profite pour refouler l'histoire comme lutte entre des parties inégales et lui substituer une vision conciliatrice de pays sans conflit, de pays sans histoire.
Qu'il ait été sur le moment conquête ou cession, c'est justement l'inégalité objective entretenue ensuite par les Anglais, la domination effective subie par les Canadiens français et leur conscience de cette infériorité qui ont conféré rétrospectivement à l'événement de 1760 son sens historique de Conquête.
Faut-il rappeler les travaux des historiens sur les empêchements systématiques dressés au dix-neuvième siècle par le pouvoir colonial au financement bancaire des marchands de langue française, politique qui repoussa vers le petit commerce et l'idéologie de survivance une classe d'affaires dynamique qui ne demandait qu'à se développer et devenir une bourgeoisie comme les autres? Est-ce d'un commun accord sublime entre deux peuples que le français fut interdit dans les écoles du Manitoba? Comment expliquer que Diefenbaker ait autorisé les chèques bilingues (!!!) au Canada, sinon par le fait qu'ils étaient jusque là interdits? Et Pierre Trudeau aurait-il eu à faire adopter une loi sur les langues officielles si le gouvernement canadien n'avait été dominé par l'anglais? On se sent un peu bête d'avoir à rappeler des faits aussi élémentaires... mais nous en sommes là dans le refus de l'histoire, c'est-à-dire dans la dénégation de la guerre des langues qui a façonné le Canada. Certes, les historiens comme John Saul se défendent de vouloir refaire l'histoire et reconnaissent que "bien des injustices ont été commises", mais au vu des conclusions auxquelles ils aboutissent, ce n'est qu'une clause de style : pour eux l'important est de nier que l'inégalité entretenue entre les deux langues au profit de l'une d'entre elles ait été le moteur historique essentiel du Canada.
La fameuse "fatigue" constitutionnelle des Canadiens et des Québécois n'est qu'un prétexte supplémentaire pour ne pas admettre la réalité, que le problème québécois n'est pas constitutionnel, qu'il est historique, et que c'est pour cela qu'il ne disparaît et ne disparaîtra pas. C'est un défaut de construction dans les fondations du pays, il ne suffit pas d'en être las pour qu'il s'évanouisse.
Sans doute, "pas d'histoire" est-il en quelque sorte la devise naturelle d'un pays peuplé d'immigrés. Ottawa, la Gazette et le réseau CTV misent d'ailleurs à fond sur le désir des nouveaux Québécois de vivre désormais sans histoire afin de les désolidariser des Québécois historiques. (Je connais pourtant deux familles de réfugiés, venus jadis au Québec de pays déchirés par l'histoire, qui auraient de sanglantes raisons de ne plus rien vouloir savoir de l'histoire et qui ont pourtant épousé la cause souverainiste et voté oui au dernier référendum - admirable solidarité historique, si injustement bafouée par la petite phrase de Parizeau sur le "vote ethnique"). Mais le refus ouvert de reconnaître l'existence même du conflit auquel a répondu historiquement la lutte nationale des Québécois fonde aujourd'hui non seulement la propagande antiquébécoise des fanatiques du Suburban et de CFCF, mais la pensée de l'intelligentsia à travers le ROC. Une vision bonne-ententiste de l'histoire canadienne redéfinit le nationalisme canadien-français et l'indépendantisme québécois comme des fabrications idéologiques artificielles d'une minorité de francophones aux ambitions dominatrices frustrées. C'est tout l'héritage historique de la nation qu'on tente ainsi de travestir en névrose revancharde et délire paranoïaque de loosers jaloux du succès des Anglais, ces honnêtes travailleurs. Le livre de William Johnson en 1991, qui "démontrait" que la littérature québécoise n'a pas d'autre motif ou inspiration que la haine des Anglais, en est l'exemple le plus consternant.
Comme ces idéologues de la droite américaine qui rejettent la faute de la pauvreté sur les pauvres et leur "culture de la pauvreté", les penseurs canadiens déforment aujourd'hui le mouvement national québécois en infériorité rentable et posture de chantage constitutionnel. En témoigne encore le portrait récent, par un auteur ontarien, de Claude Jutras en suicidé du nationalisme québécois. Quant aux médias canadiens, le ressentiment haineux au quotidien conditionné par la propagande nationaliste, voilà qui explique désormais pour eux toute revendication québécoise; et voilà, cher Stéphane Dion, cher collègue universitaire détourné du travail intellectuel dans la politique (l'histoire vous pardonne!), les folies que vous attisez dans l'esprit des Canadiens anglais en mal d'explications faciles, et voilà aussi pourquoi même ce que vous pouvez dire de mesuré et d'intelligent semble de mauvaise foi au Québec : votre discours est animé par un refus profond de l'histoire comme conflit dynamique, c'est-à-dire un refus de la vision historique d'eux-mêmes qu'une majorité de Québécois ont reçu en héritage et chérissent avec raison.
Il importe plus que jamais de maintenir le conflit canadien ouvert et vivant. Hélas, le gouvernement de Québec semble pour l'heure incapable d'assumer une telle responsabilité historique...
On en lira plus dans : J. Larose, La souveraineté rampante, Boréal.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->