Sans la mondialisation, c’est le virus qui serait confiné, pas l’humanité. Car comme le remarque l’épidémiologiste Larry Brilliant, « l’émergence des virus est inévitable, pas les épidémies ». Encore moins les pandémies, pourrait-on ajouter. Elles ne le deviennent qu’en raison de la mobilité de leur hôte…
Les journalistes ont beaucoup glosé sur le patient zéro, l’homme par qui tout est arrivé, Homo Wuhan, l’homme de Wuhan. L’Adam contaminé et le sujet contanimant. Si jamais on le trouve, il aura droit à son quart d’heure warholien de célébrité – posthume ou pas. Mais ce patient zéro n’est là que pour la petite histoire journalistique, il est contingent, pas essentiel, comme eût pu dire Sartre. Le patient zéro, le primo-agent infectieux, le vrai, le seul, le supercontaminateur, c’est la mondialisation, c’est le sujet mondialisé, c’est le Tout-Monde. La libre circulation de toutes choses, sans médiation, pas même le marché, sans médication, sans garde-fou ni barrières, pas même sanitaires. Tous migrants ! Les personnes, les capitaux, les produits – et les virus qui y circulent. Ils auront été à la mondialisation des échanges ce que l’effet papillon est au climat, créant une immense zone déstabilisatrice, non plus cyclonique, mais clinique, à l’échelle du globe.
Le Covid-19 en est le principe actif. C’est le passager clandestin des sociétés ouvertes. Il circule en porte-containers ou en bateaux de croisière, à bord de l’Aquarius ou en Airbus, à travers les routes migratoires, touristiques et commerciales. La mondialisation est son biotope, le bougisme son mode de propagation. Il a besoin du marchand et du migrant, du touriste et du cosmopolite, il s’appelle indifféremment George Soros, Daniel Cohn-Bendit, Bill Gates, Karl Popper, à la tête de la World Virus Tour Incorporated, société fermée. Quand la société civile est ouverte, les sociétés commerciales elles sont verrouillées.
Les sociétés ouvertes révèlent ainsi leur secret, elles ne protègent rien ni personne, sauf ceux qui, pour les avoir ouvertes, ont les moyens de se protéger de leurs effets destructeurs – l’élite économique et culturelle. À croire que le mot fameux de Lacordaire s’applique d’abord à elles. Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est l’ouverture qui opprime et la clôture qui affranchit. Sans cela, nul abri, nul refuge pour ceux qui sont exposés aux vents mauvais de la mondialisation. Il fallait s’ouvrir, c’était le mot d’ordre, mais s’ouvrir c’est se découvrir. Et se découvrir, c’est prendre le risque d’attraper le coronavirus.
Le virus de la mondialisation
La mondialisation vend un modèle unique de contamination, sans masque de protection, sans gants, sans frontières. Sa logique est pandémique et virale. La Terre a vocation à être colonisé, l’écoumène à se transformer en zone franche, en bouillon (et brouillon) de culture, à revenir à son état initial de soupe primordiale dans une sorte d’apothéose de l’échangisme généralisé – le libre-échange. Hybridation et mélangisme (rien de tel pour cultiver les virus et accroître leurs mutations). « De toutes les sortes de bagage, l’homme est le plus difficile à transporter », se lamentait Adam Smith à la fin du XVIIIe siècle. Les choses ont bien changé depuis. De 1800 à aujourd’hui, la mobilité épidémique a augmenté au rythme de la mobilité humaine et de l’intensification des échanges : elle va plus d’un millier de fois plus vite. Ailleurs est désormais ici. Résultat : l’accélération a compressé les distances. Wuhan n’est qu’à une dizaine d’heures de vol de Paris. Les épidémies n’ont jamais voyagé aussi confortablement. Là où la grippe espagnole a mis près de trois ans à parcourir la Terre, le coronavirus s’est contenté d’à peine trois mois.
Le Covid-19 est d’ores et déjà un accélérateur, grand destructeur de mythes, celui des sociétés ouvertes est le premier à en faire les frais. C’est Karl Popper – sorte de Julien Benda autrichien, aussi sinistre que l’original, adulé par Bertrand Russell, méprisé par Wittgenstein, passé (trépassé, aurait dit l’auteur du Tractatus) par l’épistémologie, pur produit de la secte du Mont-Pèlerin – qui lui a donné son sens actuel dans son livre-phare, bible de la mondialisation pour les nuls, La société ouverte et ses ennemis (1945). La pauvreté conceptuelle de son essai, qui peine à aligner plus de deux ou trois idées sur 500 pages, n’en finit pas de surprendre. Popper y attaque la pensée totalitaire et systématique (Platon et Hegel), mais pour dresser à son tour un système. Il y critique la pensée magique, mais pour en reproduire les formules incantatoires. Sorti du raisonnement tautologique (la société ouverte est ouverte), l’auteur est incapable de donner un sens positif à son concept. Ce n’est qu’un slogan ; et un moyen de désigner l’ennemi.
Les sociétés closes (magiques ou tribales, suivant le lexique poppérien) sont très précisément, elles et elles seules, des sociétés – des « communautés », dirait Ferdinand Tönnies – parce qu’elles sont organiques, vivantes, encastrées, à l’instar des organismes adaptés à leur écosystème. Saines, elles résistent aux agents pathogènes ; malsaines et dépourvues d’immunité de groupe, elles sont emportées. Ainsi des « sociétés » ouvertes, lesquelles n’existent pas selon la parole mémorable de Margaret Thatcher. Elles ne font « société » qu’à hauteur des risques qu’elles prennent et qu’elles externalisent, au sens qu’Ulrich Beck (La société du risque, 1986) a donné à ce mot. Selon lui, les risques, de plus en plus invisibles (pollutions multiples, radiations, virus), sont comme les dommages collatéraux induits de nos activités, des transferts négatifs, si on préfère, sur le vivant, sur les populations.
L’enfermement planétaire
Toute société implique une clôture au sein de laquelle elle se structure et s’armature, se déplie et se replie, se développe et se protège, suivant les mécanismes de respiration propres aux corps sociaux. Pas la société ouverte, qui ne protège que l’individu – lequel ironiquement n’est pas en mesure de se protéger tout seul. Ce n’est rien d’autre qu’une antisociété qui nous condamne à l’enfermement planétaire, pour parler comme le regretté et trop méconnu André Lebeau. Une prison sans extérieur. Un monde dominé par ce que Carl Schmitt a appelé l’esprit thalassocratique qui a tout submergé – la société liquide offshore. Flux et reflux. Sans digue, sans point d’ancrage, la société ouverte est littéralement une société de naufragés. Un monde déterritorialisé, avec les pathologies propres aux cultures hors-sol, comme l’asphyxie racinaire, maladie barrésienne des végétaux. Le puissant instinct territorial que cultivait Carl Schmitt s’y opposait, tout comme le puissant instinct paternel chez Freud. Ces deux instincts nous protègent du « sentiment océanique » de la vie qui hantait le père de la psychanalyse – la menace de fusion dans le Grand Tout mondialisé.
On n’apprend rien dans Popper sur la mondialisation des virus. Mieux vaut se plonger dans les travaux qu’Ilya Prigogine a consacrés aux « structures dissipatives ». Les structures dissipatives constituent la seule légitimation recevable de la croissance indéfinie dans un monde fini ; et la seule base à caractère scientifique de l’efficience des sociétés ouvertes. Mais tout génial fût-il, Prigogine ne fit que repousser l’inéluctabilité des processus entropiques, en nous offrant un sursis, rien de plus. Ce sont pourtant de tels processus dissipatifs, producteurs d’entropie, qui régissent la mondialisation des échanges. Ils naissent du désordre, du non-équilibre, de l’excroissance des marchés et des populations, de l’ouverture inconditionnelle des frontières, du refus des états stationnaires. La seule chose stationnaire ici, c’est l’instabilité du système, l’économie-monde, au péril de sa survie – et de la nôtre.
La loi d’airain de l’entropie
Résumons. L’entropie, c’est la flèche du temps (la décomposition des corps, la rouille qui mange le fer, la vitesse qui retombe, etc.). Elle mesure le degré de désordre d’un système, ce que sont les sociétés ouvertes et les virus qui y circulent. Elle relève des lois de la thermodynamique. Ces lois nous enseignent deux principes fondamentaux. Premièrement, que, dans tout processus physique, l’énergie ne peut être ni créée, ni détruite, mais seulement transférée. Dès lors, le système revient toujours à son état initial. C’est la loi de la conservation de l’énergie (rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme).
Le deuxième principe, c’est l’entropie, qui décrit une transformation irrévocable de l’énergie en raison de phénomènes dissipatifs (ceux-là mêmes que Prigogine veut organiser). Plus l’entropie du système croît, plus ses éléments se délient et se délitent. L’énergie est toujours là, mais elle génère de l’instabilité dans le système, lequel est voué à devenir chaotique. Peu importe que le stock d’énergie reste quantitativement le même, il se dégrade qualitativement, cela de façon irréversible. La réversibilité n’est concevable qu’à des échelles de temps littéralement inhumaines. On peut seulement la ralentir. Nous, on a choisi au contraire de l’amplifier.
Pour comprendre l’entropie, rien de tel que l’exemple avancé par Stephen Hawking. Imaginez une tasse de café posée sur une table. Elle est dans une configuration élevée d’ordre (son niveau d’entropie est donc bas). Mais si la tasse tombe au sol et se brise, l’entropie augmente subitement. D’une situation à l’autre, on est passé d’un état ordonné à un état désordonné. Ce phénomène est dit irréversible parce que la tasse brisée ne reviendra jamais à son état antérieur. Voilà l’entropie !
Le chaos mondial
L’entropie a suscité de nombreuses controverses sur lesquelles il serait trop long de s’attarder. Les objections les plus sérieuses émanent des travaux de l’école de Bruxelles d’Ilya Prigogine. Elles portent sur l’auto-organisation des systèmes à travers ce que Prigogine appelle les structures dissipatives. Problème : comment des structures pourraient-elles être dissipatives sans cesser du même coup d’être des structures ? C’est le paradoxe de la mondialisation : faire émerger un ordre du désordre mondial. En fait, dit Prigogine, la complexification des structures dissipatives permet aux systèmes d’évoluer vers des états de plus en plus élaborés, artificiels et complexes, qui font obstacle par leur architecture à la loi du désordre (l’entropie).
Pour s’en faire une idée concrète, pensez aux Big Data qui gèrent des flux de données exponentielles ou aux nœuds routiers tentaculaires enserrant les mégapoles. C’est un enchevêtrement de rubans et d’embranchements qui semblent inextricables et qui pourtant créent un ordre : la circulation. Il en va de même de la libre circulation au niveau global : elle fonctionne à travers des procédures toujours plus sophistiquées qui maintiennent à l’équilibre un système de plus en plus saturé et fragile, qu’un virus aura suffi à faire vaciller, simplement parce qu’on lui a permis d’y circuler sans entraves. Au final, on peut dire que la démonstration de Prigogine est belle, magnifique même, mais sur le papier seulement, pas dans la réalité. On ne crée pas de l’ordre en se donnant l’illusion d’organiser le désordre. La vérité, c’est que Prigogine ne nous apprend qu’à maximiser la dissipation d’énergie, pas à l’enrayer. La loi d’airain de l’entropie se résume à ceci : consommer, c’est consumer ; se déplacer, c’est disperser. Le temps s’écoule d’autant plus inexorablement qu’il s’accélère et que l’entropie s’accroît à la même vitesse. « En conséquence, remarquait le grand Nicholas Georgescu-Roegen, père putatif de la décroissance, le destin ultime de l’univers n’est pas la “Mort thermique” (comme on l’avait d’abord cru), mais un état plus désespérant : le Chaos. » Et d’ajouter : « Nul doute que cette pensée ne soit pas satisfaisante pour l’esprit. » On veut bien le croire .
Illustration : © La Peste d’Asdod (Nicolas Poussin)
Musée du Louvres, Paris
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