Michel Aglietta et Lionel Jospin - Après le G20 de Séoul, une évidence s'impose : les principales puissances économiques du monde ne réduisent ni ne régulent la sphère financière que les Etats ont laissée se constituer en surplomb de l'économie globalisée depuis trois décennies.
En 2008 et 2009, lors des sommets de Washington et de Londres, des engagements solennels avaient été pris et des pistes de travail pertinentes tracées. Mais cela a débouché sur peu d'actes concrets. Le système financier ayant été sauvé et la dépression évitée grâce à des plans de relance, l'ambition affichée par les gouvernements de réformer de façon concertée l'ensemble économique et financier mondial se perd.
D'où vient cette impuissance ? Pourquoi les Etats, qui ont sauvé le système et ont toute la légitimité pour imposer des règles en tant que représentants des peuples, se montrent-ils si hésitants à remettre les acteurs financiers à leur place normale : celle de serviteurs de l'économie ?
Les raisons sont diverses. Nombre de gouvernements sont proches des marchés financiers ou subissent l'influence de lobbyings intenses. En outre, plusieurs des grands acteurs économiques mondiaux s'accommodent du statu quo. C'est le cas des Etats-Unis, auxquels l'attractivité de Wall Street et le rôle du dollar comme monnaie de réserve procurent les facilités de l'endettement. C'est aussi valable pour la Chine, que la sous-évaluation du yuan aide à accumuler excédents commerciaux et réserves confortables. Enfin, le paradigme des marchés efficients et autorégulateurs reste très prégnant. Alors même que les dogmes du néolibéralisme ont fait faillite, l'analyse économique dominante s'y réfère toujours. Si une pensée neuve s'amorce, elle n'inspire pas encore les gouvernements.
Il ne faut pas renoncer à l'ambition de réformer le système économique et financier mondial. Instaurer une régulation globale de la sphère monétaire et financière, remettre en cause les taux de profit exorbitants exigés des entreprises par les actionnaires aux dépens des salariés est une nécessité impérieuse. Aussi sera-t-il intéressant de mesurer si, au-delà des proclamations, la présidence française du G20 saura rassembler l'Europe sur une proposition de réforme du système monétaire international, puis engager une négociation entre les différentes zones d'intégration économique.
Pourtant, même si une remise en ordre du système économique mondial s'engageait, elle prendrait du temps. En attendant, chacun comptera sur ses propres forces et devra se préparer à être dans la meilleure situation possible pour une future négociation entre les différents ensembles économiques. Et c'est là où l'Europe fait fausse route. Notre continent est en proie à une crise sournoise. Et il va l'aggraver si sont maintenues les politiques généralisées d'austérité décidées par les gouvernements pour 2011 et au-delà. Non seulement ces politiques ne sont pas appropriées à la situation, mais le diagnostic qui les a inspirées est contestable.
En effet, les plans de relance précédents comptent pour peu dans les déficits actuels. Les plans de relance de 2009 dans l'Union européenne ont été calibrés ex ante sur un surcroît de déficit de 1,1 % du produit intérieur brut (PIB) en moyenne. Or l'accroissement de déficit a été de 4,6 %, soit plus de quatre fois plus élevé. Cela veut dire que la timidité des gouvernements européens dans la relance n'a pu nous préserver d'une sévère récession. C'est la récession et non la politique de relance qui a creusé les déficits à des niveaux insolites.
Or, aujourd'hui, l'Europe fait un contresens en choisissant l'austérité. Après la première erreur d'un faible calibrage de la relance de 2009, les gouvernements l'aggravent en basculant tous en même temps dans l'austérité. Le prolongement économique durable de la crise financière résulte du manque de dynamisme de la demande privée. De nombreux acteurs doivent se désendetter, les banques sont réticentes à prêter et la stagnation des revenus et le chômage s'autoentretiennent. On se trouve devant une situation avérée d'insuffisance de la demande. Or les élites politiques au pouvoir en Europe s'enferment dans une rhétorique étrange. Elles semblent croire que l'annonce de l'austérité va agir partout comme une baguette magique sur cette entité métaphorique que sont les marchés. Toutes les contraintes sur le secteur privé disparaîtraient d'un coup. Les ménages se mettraient à consommer et les entreprises à investir, comme si la crise n'avait pas lieu. Ce n'est pas ce que nous indique l'exemple irlandais.
De fait, des travaux récents et très élaborés du Fonds monétaire international (FMI) balaient ces illusions. En étudiant soigneusement de nombreuses situations d'austérité budgétaire, le FMI montre qu'en moyenne, pour un effort d'austérité de 1 % du PIB, il y a un effet de contraction de la croissance du PIB de 0,5 % au bout de deux ans. Malheureusement, le FMI remarque aussi que nous ne sommes pas dans une situation moyenne. En Europe, les conséquences de l'austérité budgétaire risquent d'être pires pour trois raisons : tout le monde pratique cette austérité en même temps ; les taux d'intérêt, déjà faibles, ne vont guère baisser davantage ; l'euro risque de monter au lieu de fléchir, en raison de la politique monétaire des Etats-Unis.
Sur notre continent, l'impact de l'austérité pourrait donc être de 1 %, voire de 2 % selon les circonstances. Ainsi, en 2012 et 2013, la croissance européenne risque fort d'être très basse. Bien entendu, les déficits ne diminueraient pas, ou très peu, faute de rentrées fiscales, les dettes publiques grimperaient et le chômage monterait encore. Les tensions sociales s'aggraveraient et les mouvements nationalistes et populistes, déjà en hausse en Europe, pourraient bien s'en trouver renforcés.
Pour toute personne raisonnable, ce risque ne doit pas être pris. Nos politiques doivent être changées pour redresser la croissance. Il y va peut-être même de la survie de la zone euro, qui aurait sans doute bien des difficultés à surmonter une nouvelle crise simultanée des finances publiques dans les pays les plus fragiles.
Conduire une politique de croissance est donc vital pour l'Union européenne. Est-ce à dire qu'il faut être indifférent aux dérives des budgets et de la dette ? Naturellement pas. Mais, comme dans toute crise financière majeure, ses séquelles vont s'étendre sur une dizaine d'années. Les gouvernements doivent programmer un rétablissement des équilibres budgétaires sur la fin de la décennie et abandonner l'illusion absurde d'un retour rapide des dettes publiques à 60 % du PIB, alors que toutes les organisations internationales projettent un ratio dette/PIB autour de 110 % à 120 % en moyenne dans l'ensemble de l'OCDE. Le rétablissement des finances publiques ne se fera pas par l'austérité, mais par un effort de maîtrise raisonnable et un autofinancement résultant de la croissance.
Sans doute les marchés exercent-ils, par la spéculation, une pression sur les pays européens les plus fragiles. Ils poussent les agences de notation, par la dégradation de leurs notes, à renchérir le recours à l'emprunt. Les acteurs financiers retrouvent ainsi, en dépit de leurs échecs, la posture de censeurs des gouvernements qu'ils affectionnent. Aussi est-il de la responsabilité des Etats - qui les ont renfloués - de ne pas accepter leurs diktats. La solidarité de la Banque centrale européenne (BCE) et des gouvernements européens face à la spéculation contre les pays fragiles, voire l'indication - déjà donnée par l'Allemagne - qu'en cas de situation extrême il faut organiser une restructuration des dettes, pourraient servir d'utile avertissement à l'égard des marchés.
Dans la situation actuelle, la croissance dépend des politiques publiques de manière cruciale. Il faut à la fois compenser l'insuffisance de la demande privée, améliorer la compétitivité de nombreux pays d'Europe (dont la France), créer des incitations à une nouvelle vague d'investissements et trouver les moyens de la financer. Il faut agir à la fois sur les ressources et sur les dépenses, donc remodeler la structure des budgets, comme l'ont fait les Scandinaves après la grave crise bancaire de 1991-1992.
Or, l'insuffisance de la demande actuelle est la conséquence d'une évolution qui vient de loin. C'est la déformation sur plusieurs décennies de la répartition des richesses qui a conduit à la fuite dans l'endettement, à un prélèvement exorbitant de la finance sur l'économie, à des pertes massives de recettes fiscales au bénéfice des fortunes privées et à une pression systématique sur les salaires.
L'accroissement de la rémunération du travail est partout la clef du redressement de la croissance. Il est vrai qu'au niveau de chômage qui sévit en Europe, et notamment en France, il ne peut y avoir - sauf peut-être en Allemagne - des hausses significatives des salaires bruts. Mais on pourrait transférer, par une remise en ordre de la fiscalité, du pouvoir d'achat aux catégories sociales qui sont trop pauvres pour être endettées et qui consommeraient 100 % ou presque du surcroît de revenu qui leur reviendrait. Une fiscalité du capital reformée, la suppression des avantages fiscaux aux ménages à hauts revenus, une révision de la fiscalité sur l'héritage, c'est-à-dire une inversion des mesures qui n'ont eu aucune efficacité économique, mais qui ont servi des clientèles particulières, s'imposent aujourd'hui pour commencer à renverser les inégalités sociales et créer un flux de demande.
Pourtant, agir sur la demande à court terme ne suffit pas. Encore faut-il se donner les moyens, sur le terrain de l'offre, de rehausser la croissance potentielle. Cela suppose des investissements publics et des incitations au secteur privé. Deux types de ressources, l'une disponible, l'autre à créer, sont envisageables pour mener des politiques ambitieuses à l'échelle de l'Europe. Ce sont la TVA et la fiscalité carbone.
L'Union européenne doit mettre un terme au dumping fiscal, dévastateur pour elle. Manipuler la TVA pour favoriser tel ou tel secteur crée des distorsions de prix néfastes. L'idéal serait un taux de TVA uniforme, sans doute à 19,6 %. L'effet régressif doit être compensé par une progressivité accrue de l'impôt sur le revenu. L'essentiel est de créer des ressources fiscales pour lancer une politique ambitieuse d'éducation sur toute la vie, corollaire indispensable de toute réforme allongeant la vie active.
Toutefois, la réforme fiscale la plus porteuse pour la croissance potentielle est la fiscalité carbone. Une taxe carbone européenne, partant d'un niveau proche du prix du marché des droits à polluer et croissant régulièrement jusqu'à 2020, créerait une valeur sociale du carbone qui changerait le système des prix relatifs. Cela ferait évoluer la consommation et ouvrirait un espace de rentabilité pour des investissements permettant à l'Europe de maintenir son avance en ce domaine.
Le produit d'une telle taxe pourrait être partagé en trois. La première partie devrait subventionner les ménages à revenus modestes pour compenser le surcoût de la consommation. La deuxième pourrait servir à diminuer les cotisations sociales pour inciter au choix de technologies riches en emplois. La troisième serait versée au budget européen pour financer des investissements dans les innovations environnementales. Cette dernière part permettrait de capitaliser une intermédiation financière construite sur un Fonds vert européen dédié au soutien à l'innovation environnementale. Il serait ainsi possible d'émettre des obligations pour financer des investissements longs et risqués - publics ou privés - en mobilisant les investisseurs institutionnels. L'essentiel serait de créer un effet de masse suffisant pour susciter en Europe une de ces grandes vagues d'innovations sur lesquelles s'est toujours appuyé le développement économique.
Il n'est pas certain que ce type d'analyse et de propositions ait actuellement des chances d'être retenu dans l'état de crispation idéologique et de paralysie politique qui caractérise l'Europe. De même qu'il est difficile d'espérer voir celle-ci mener une politique coopérative pour la croissance.
Mais il est indispensable de lancer le débat, et ce bien au-delà des cercles gouvernementaux. Doivent avoir leur mot à dire les partis, les associations, les syndicats européens et les dirigeants d'entreprises positionnées sur le changement climatique et les questions environnementales, voire ceux des investisseurs financiers qui considèrent que l'investissement socialement responsable est porteur de rentabilité à long terme. Le modèle économique des trente dernières années - même si la France a fait quelques fois exception sous la gauche - a été caractérisé par la domination de la valeur actionnariale, l'hypertrophie de la finance spéculative, des exigences financières incompatibles avec la rentabilité des entreprises, une fiscalité favorable aux milieux privilégiés et des inégalités croissantes. C'est un tout autre modèle qui doit désormais émerger, si l'on veut tirer des leçons fécondes de la crise financière. Il doit être fondé sur un partage des revenus plus équitable, une population active mobilisée par des rémunérations décentes et à qui on offre les possibilités de renouveler ses capacités au cours de sa vie, une croissance fondée sur le respect des équilibres naturels.
Pour unir les forces de la société civile autour de ce nouveau pacte social, il faut une pensée politique s'incarnant dans des programmes au plan national et capable de faire bouger la gouvernance de l'Europe pour peser au niveau international. Donner à l'analyse économique de la nouvelle période une expression politique capable de rassembler pourrait être la tâche centrale d'une social-démocratie réformée.
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Michel Aglietta, économiste et Lionel Jospin, ancien premier ministre (1997-2002) (Le grand débat)
A propos des auteurs
Michel Aglietta. Professeur à Paris-X, né en 1938. Spécialiste des mécanismes de la finance et de la monnaie, il a été membre du Conseil d'analyse économique auprès du premier ministre (1997-2003). Avec Sabrina Khanniche et Sandra Rigot, il est l'auteur des "Hedge funds, piliers ou requins de la finance", Perrin, 363 p., 20 €.
Lionel Jospin. Né en 1937, ce diplomate et économiste adhère au Parti socialiste en 1971. Il en sera le premier secrétaire de 1981 à 1988. Ministre de l'éducation nationale de 1988 à 1992, c'est lui qui conduit la gauche plurielle au pouvoir avant de se retirer de la vie politique après le premier tour de l'élection présidentielle de 2002
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