Au Yémen, le pari risqué de l’Arabie saoudite

La vraie cible : l’Iran

Intervenir au Yémen, au risque de s’enliser dans un conflit impossible à remporter, ou ne rien faire, et alors perdre toute crédibilité dans sa zone d’influence immédiate ? Tel est le dilemme auquel a été confrontée l’Arabie saoudite ces dernières semaines, lorsque la rébellion houthiste, après avoir pris la capitale yéménite, Sanaa, à l’automne, a fondu sur Aden, la grande métropole du Sud, où s’était réfugié le président Abd Rabo Mansour Hadi, qui est arrivé dans la capitale saoudienne jeudi 26 mars.

C’est finalement la tentation de l’action qui l’a emporté à Riyad. Dans la nuit de mercredi à jeudi, des avions de chasse saoudiens ont mené des raids contre les positions de la rébellion chiite, avant de reprendre leurs opérations jeudi soir et vendredi matin. Dans la foulée, huit pays arabes (Emirats arabes unis, Koweït, Qatar, Bahreïn, Egypte, Jordanie, Maroc, Soudan), en plus du Pakistan, annonçaient leur participation à la coalition dirigée par le royaume saoudien.

La coalition, qui témoigne de la forte capacité de mobilisation diplomatique de l’Arabie saoudite, ressemble fort à une alliance sunnite dirigée contre l’Iran et son axe chiite, soupçonné de financer et d’encadrer la rébellion houthiste. La Turquie, autre grande puissance sunnite non arabe, a d’ailleurs appuyé la décision saoudienne sans s’y associer. Après le Liban, l’Irak, la bande de Gaza et la Syrie, le Yémen entre donc à son tour dans la tourmente de la grande guerre régionale entre puissances chiites et sunnites, pas tant motivée par des raisons religieuses que de suprématie géopolitique.

Coup d’état

Même si cette grille de lecture ne s’applique que partiellement au complexe kaléidoscope yéménite, c’est elle qui s’est imposée aux dirigeants saoudiens : face à ce qu’ils ont interprété, à tort ou à raison, comme une nouvelle avancée de l’Iran dans un pays qu’ils considèrent comme leur arrière-cour, l’absence de réaction valait capitulation. Il est vrai que les bruyantes rodomontades des dirigeants iraniens, qui ne cessent depuis quelques mois de se vanter d’avoir reconstitué « l’empire perse » et de contrôler désormais quatre pays arabes (le Liban, la Syrie, l’Irak et le Yémen), notamment à la faveur de la guerre contre les djihadistes sunnites de l’organisation Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, où Téhéran est massivement présent militairement, n’ont pu que hérisser une monarchie saoudienne fragilisée.

Les enseignements du passé avaient pourtant de quoi faire hésiter les dirigeants saoudiens : à deux reprises, le Royaume s’est fourvoyé militairement au Yémen, dans les années 1960 en soutenant sans succès le camp monarchiste (qui était à l’époque d’obédience zaïdite, une branche minoritaire du chiisme) puis en 2009 en intervenant, déjà, contre la rébellion houthiste à l’appel du président déchu Ali Abdallah Saleh. A chaque fois sans succès. Si la décision de s’engager a quand même été prise, c’est que les dirigeants saoudiens ont jugé leur survie en jeu.

Il est vrai que l’arrivée au pouvoir d’un groupe chiite aidé par l’Iran au Yémen pourrait réveiller la question chiite au Bahreïn, où Riyad était intervenu militairement en 2011 pour écraser un soulèvement interprété comme confessionnel, voire à l’intérieur du royaume saoudien qui compte une minorité chiite non négligeable. Mais la récente succession à la tête de l’Arabie saoudite semble avoir également joué un rôle important dans la décision de Riyad, ainsi que les négociations en cours sur le programme nucléaire iranien, dans lequel les dirigeants saoudiens soupçonnent Washington de vouloir trop céder à Téhéran, son ennemi héréditaire.

Après avoir pris Sanaa à l’automne, les houthistes ont en effet parachevé leur coup d’Etat le 6 février, moins de deux semaines après la mort du roi Abdallah d’Arabie saoudite. Le nouveau roi Salman et surtout son fils, le jeune Mohamed Ben Salman Al-Saoud, 35 ans, nommé depuis ministre de la défense et gouverneur de Riyad, ont jugé qu’il en allait de leur crédibilité. Mais l’opération lancée en fanfare mercredi soir au Yémen a tout d’un piège, même si elle a permis de desserrer l’étau autour d’Aden. Le risque est grand, en effet, de dresser contre l’Arabie saoudite une partie de la population en cas de dommages civils trop élevés (les bombardements saoudiens ont fait 39 morts depuis mercredi, selon l’AFP, dont plusieurs civils) et de devoir engager des troupes au sol sur un terrain particulièrement mouvant et risqué. Riyad, qui a mobilisé 150 000 hommes, dit pour l’instant ne pas envisager un tel scénario.

L’Arabie saoudite ne dispose, en effet, pas d’allié fiable sur le terrain. Le président Hadi, réfugié aujourd’hui à Riyad, ne peut compter que sur une partie de l’armée. Les unités d’élite, dont la garde républicaine, restent en effet acquises à l’ex-président Ali Abdallah Saleh, qui avait renoncé au pouvoir fin 2011, poussé dehors par une médiation saoudienne après plusieurs mois de manifestations. Depuis, Saleh, qui avait combattu les houthistes sans pitié de 2003 à 2011, alors même qu’il est issu de la même communauté zaïdite, s’est retourné pour faire alliance avec eux.

Le camp sunnite est affaibli et fragmenté : la grande confédération tribale des Hached, affiliée aux Frères musulmans a aussi été lâchée par l’Arabie saoudite ; Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), bien implanté dans l’est du pays, est en guerre ouverte contre la monarchie saoudienne et l’un de ses membres a tenté d’assassiner le vice-prince héritier, Mohamed Ben Nayef, par ailleurs ministre de l’intérieur, sans compter l’EI qui monte en puissance au Yémen et ne cache pas son projet de renverser la monarchie « impie » des Saoud.

« Printemps yéménite »

De fait, cela fait déjà un moment que l’Arabie saoudite a « perdu » le Yémen. Longtemps, le dossier yéménite a été géré, au sein de la famille royale, par le prince Sultan bin Abdelaziz Al-Saoud, ministre de la défense et prince héritier à partir de 2005. Pour contrebalancer l’influence d’Ali Abdallah Saleh, jugé peu fiable, Riyad s’appuyait sur Abdallah Al-Ahmar, le chef de la confédération tribale des Hached et président du Parlement. Mais cette politique du « diviser pour mieux régner » et de prébendes reposait en grande partie sur des liens personnels. La mort, en décembre 2007, d’Abdallah Al-Ahmar a privé le royaume d’un levier efficace. Et la maladie du prince Sultan a pesé ensuite sur la diplomatie saoudienne. C’est son fils Khaled qui prend, en 2009, la direction des opérations militaires saoudiennes contre les houthistes, avec de piètres résultats.

La mort du prince Sultan, en octobre 2011, oblige alors le roi Abdallah à intervenir dans le « printemps yéménite » qui embrase le pays cette même année et qui agglomère houthistes, islamistes et chefs tribaux contre le président Saleh en place depuis 1978. Convaincu de l’isolement de ce dernier, le roi Abdallah se résigne à le sacrifier en novembre de la même année. Le suivi de la délicate transition yéménite (le président déchu a obtenu de pouvoir rester à Sanaa et ses proches dirigent encore les services de sécurité) subit un nouvel à-coup avec la mort subite du prince Nayef, en juin 2012, qui était chargé du dossier.

Soutien à Washington

Au Yémen, après le départ de M. Saleh, les forces concurrentes de l’opposition reprennent progressivement les combats. Un théâtre qui devient particulièrement compliqué pour les Saoudiens, qui se privent de surcroît d’un puissant relais lorsque le roi Abdallah décide de passer à l’offensive contre la confrérie des Frères musulmans particulièrement bien représentée dans le parti Al-Islah et chez la confédération tribale des Hached.

Les houthistes, qui ont rallié des tribus laissées pour compte, forment un groupe bien armé, bien encadré – notamment par des cadres du Hezbollah libanais, estiment des observateurs – et bien implanté dans le nord du pays, notamment la capitale. Mais la bataille en cours dépasse désormais largement le sort du Yémen.

La Turquie a salué l’initiative saoudienne. L’Iran a exigé pour sa part « une cessation immédiate de toutes les agressions militaires et frappes aériennes contre le Yémen et son peuple ». Son ministre des affaires étrangères, Mohammed Javad Zarif, présent à Lausanne dans le cadre des négociations sur le nucléaire qui doivent s’achever avant mardi 31 mars, a mis en garde de manière voilée les pays occidentaux contre un soutien à l’Arabie saoudite au Yémen (Washington a promis à Riyad une aide en ravitaillement, logistique et surveillance radar), tout en assurant que les événements en cours n’auraient aucune répercussion sur la question nucléaire.

Quant à l’Arabie saoudite, qui a fait de son intervention au Yémen le symbole de son « réveil » face à l’hégémonisme iranien, elle va pousser son projet de force militaire conjointe arabe au sommet de la Ligue arabe qui doit s’ouvrir samedi chez son principal allié, à Charm El-Cheikh, en Egypte. Un projet qui ressemble fort à une coalition anti-Téhéran.


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