Ça y est. Le Festival international de jazz de Montréal (FIJM) a craqué.
Sous pression politique ou économique – ou les deux, ou pour d'autres raisons -, le FIJM annonce qu’il annule les représentations restantes du spectacle controversé SLAV.
Rappelons que SLAV, mis en scène par Robert Lepage et dont la principale interprète est la chanteuse Betty Bonifassi, repose sur des chants d’esclaves noirs repris dans une perspective plus universelle et intemporelle qu’est celle de l’oppression extrême à travers l’Histoire.
Rappelons aussi que si «controverse» il y avait, c’est que des manifestants s’étaient présentés à la première pour dénoncer un spectacle sur les chants d’esclaves noirs interprétés par une chanteuse blanche et mis en scène par un homme blanc. (Deux des choristes sont noires.)
Certains ont aussi reproché à ses créateurs de ne pas avoir consulté «la communauté noire» au cours même du processus créatif.
Pour ce qui est de ce que je pense vraiment du danger inhérent à ignorer la liberté de création artistique et à «raciser» l’art dans un monde de plus en plus métissé dans les faits, vous trouverez ma perspective plus détaillée dans mon billet de blogue posté la semaine dernière sous le titre : «Les humains sont de ma race».
En annulant SLAV, le FIJM commet malheureusement une gravissime erreur de jugement. Une erreur qui, surtout, en ce XXIe siècle au Québec, risque fort de constituer un inquiétant précédent en matière de liberté artistique, de création et d’expression.
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PAS un documentaire
Doit-on encore rappeler que SLAV n’est PAS un documentaire ou une thèse de doctorat. C’est une représentation artistique libre portant sur la souffrance humaine extrême en situation d’esclavage.
Cette représentation se veut de portée universelle et non pas «racisée» et ce, malgré le sujet premier du spectacle.
Comme tout spectacle, les gens sont libres d’y aller ou de ne pas y aller. Enfin, ils l’étaient jusqu'à son annulation. Tout comme ceux qui l’ont vu étaient libres d’apprécier ou de ne pas apprécier et de le dire.
Maintenant, qu’elle repose sur des pressions ou au contraire, sur des intentions honnêtes, l’erreur du FIJM n’en est pas moins majeure.
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Censure
N’ayons pas peur des mots. Cette annulation est une forme insidieuse de censure. C’est une erreur dont les séquelles n’ont pas fini de revenir nous hanter.
En cela, la décision du FIJM est aux antipodes de celle nettement plus courageuse et respectueuse de la liberté artistique qu’avait prise le Théâtre du Nouveau Monde et son directeur Jean-Louis Roux en 1978 en ne fléchissant pas devant le tsunami de protestation contre la pièce mythique de Denise Boucher, Les fées ont soif.
Dans ce cas-là, la protestation venait principalement de la «communauté» catholique jugeant la pièce de théâtre «blasphématoire», mais aussi du Conseil des arts de Montréal qui refusait de subventionner la pièce.
Quant aux trois actrices de la pièce, elles recevaient carrément des menaces de mort.
Le TNM s’en est même retrouvé devant les tribunaux! Pour que ça cesse, ou presque, il faudra qu’une juge de la Cour supérieure, en janvier 1979, confirme que la pièce de théâtre et son texte étaient libres de circuler! Les opposants à la pièce perdront aussi en Cour d’appel. La Cour suprême refusera quant à elle d’entendre la cause de ces opposants.
Or, malgré toutes ces pressions, nettement plus lourdes que celles, minimes dans les faits, que vient de subir le FIJM pour SLAV, Jean-Louis Roux, se refusant courageusement à toute forme de «censure», avait tenu tête.
Il avait même présenté la pièce SANS subventions... et SANS l’approbation du clergé et du Conseil des arts... Devant les tribunaux, il a défendu les libertés d’expression et de création artistique essentielles à toute société démocratique.
(Pour revoir le détail de cette histoire d'une tentative de censure heureusement avortée, voyez cet épisode fascinant de l’émission Tout le monde en parlait.)
À l’opposé, ne nous y trompons pas, en 2018, quelle régression!
Quarante ans après (!) la saga surréaliste de la pièce Les fées ont soif, l’annulation de SLAV par le FIJM n’est pas la conséquence d’un énième acte de «politiquement correct» - l’expression est devenue un véritable fourre-tout qui rend trop souvent la pensée paresseuse.
Donc, soyons plus précis. L’erreur du FIJM et ses séquelles prévisibles sont telles qu’il importe de les disséquer beaucoup plus en profondeur qu’en invoquant le sempiternel et trop facile «politiquement correct».
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Séquelles
1) Que le FIJM l’ait voulu ou non, sa décision navrante vient de nier la liberté de création artistique au moindre coup de vent de critiques contraires.
2) En s’excusant «auprès des personnes qui ont été blessées et évidemment cela n’était pas du tout notre intention», l’équipe du FIJM a aussi lamentablement baissé les bras en réaction à des accusations non fondées de «racisme» et d’«appropriation culturelle».
À cet égard, la lecture du texte «Art et équité raciale», paru ce matin dans Le Devoir et signé par M. Amadou Sadjo Barry, enseignant de philosophie au cégep, est particulièrement éclairante.
3) En s’excusant, le FMIJ donne en fait raison à ceux et celles qui, non seulement, ont crié au «racisme» de SLAV, mais se sont aussi indignés du fait que les créateurs n’aient pas consulté la communauté noire pendant le processus de création.
En politique, consulter est toujours préférable. En création artistique, c’est une autre histoire.
En réaction à mon billet de la semaine dernière où je me disais profondément choquée par la controverse, non fondée à mon avis, entourant SLAV, la comédienne Nathalie Gascon, dont j’admire grandement le travail, m’a répondu ceci en tout respect:
«Moi aussi je suis profondément choquée du manque de sensibilité qu`il y a eu à la création de ce spectacle et surtout lors du choix des interprètes. Quand les noirs seront présents sur nos scènes, on en reparlera .Un amérindien joué par un blanc, c'est terminé cette époque.»
En réponse, j’écrivais ceci :
«Je respecte votre point de vue. Si seulement il était possible d'en discuter pour vrai sous les perspectives différentes qui s'expriment, c'est sûr que ce serait nettement plus productif.»
4) Or, si j’ai justement précisé «si seulement il était possible», c’est parce qu’en fait, qu’on le veuille ou non, cette question de «consultation» est un piège. Si Robert Lepage avait «consulté», il se serait fort probablement retrouvé prisonnier des exigences qui lui auraient été présentées. Si, au nom de sa liberté finale de création, il les avait refusées ou ne les avaient pas toutes retenues, le ciel lui serait possiblement tombé encore plus sur la tête sur les médias sociaux.
5) Et puis, qui forme «la communauté noire», laquelle, dans les faits, est multiple? Qui aurait discuté en son nom avec Robert Lepage? Personne, dans les faits ne parle pour elle tout comme Robert Lepage ne parle pas au nom d’une supposée communauté blanche.
6) Dans son communiqué, le FIJM dit aussi quelque chose de très signifiant quant à sa vision des choses. Il insiste en effet pour dire qu’il poursuivra malgré tout sa mission de «créer un rapprochement entre les diverses communautés par le biais d’une programmation musicale multiculturelle».
L’intention de créer un rapprochement est excellente en soi. Le problème, il va sans dire, n’est pas là.
Il réside plutôt dans la confusion troublante que semble opérer le FIJM entre le «rapprochement» et la soumission d’une œuvre artistique aux exigences d’une communauté, ou de quelques uns de ses membres, quel qu’elle soit.
Un autre problème est soulevé par sa perception apparente de ce qu’est une «programmation musicale multiculturelle». Qu’entend le FIJM par «multiculturelle»?
Est-ce la version politique et idéologique de celle-ci qu’il épouse – une version où les «communautés» cohabitent une à côté de l’autre au lieu de s’entremêler?
Je pose la question parce qu’en annulant SLAV, le FIJM semble épouser cette version et non pas celle, factuelle et souhaitable, d’une société où se rencontrent des gens de toutes origines, y compris métissées. Ce qui, il va sans dire, comprend aussi les créateurs et les artistes.
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En conclusion
En conclusion, je dirais ceci. L’art se doit d'être libre.
Quant à l'interprétation de l’histoire - une toute autre question -, elle n’est jamais immobile tout comme elle n’appartient pas en exclusivité aux descendants de ceux qui l’ont vécue. Et ce, qu’ils logent du bord des exploitants ou des exploités.
Comme l’écrit M. Barry avec grande justesse :
«(...) si c’est la race de Lepage et de Bonifassi qui est mise en cause par les contestataires et les critiques de son spectacle, ne faudrait-il pas alors se demander si l’appartenance à une race ne donne droit qu’aux productions culturelles issues de celle-ci ?
Auquel cas, toute tentative venant d’une autre race de faire usage des productions culturelles qui n’appartiendraient pas à la sienne nécessiterait une autorisation. Être blanc condamnerait-il à la sphère culturelle de la communauté blanche ?
La race serait-elle une frontière telle qu’elle imposerait une sorte de droit de propriété culturelle ? Si l’on accepte l’idée que Robert Lepage aurait dû consulter la « communauté » noire, parce qu’il est blanc et parce que le contenu de son spectacle n’est pas une production culturelle de sa « communauté » raciale, cela signifierait-il que la création artistique doit tenir compte des limites imposées par l’appartenance raciale ?
Que fait-on alors de l’universalité de l’esprit ? L’appartenance raciale déterminerait-elle la production spirituelle ? La racialisation des productions culturelles ne rendrait-elle pas obsolète l’idée même d’un patrimoine commun de l’humanité ?»
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Dans nos sociétés heureusement de plus en plus métissées, poser la «racialisation» de la création artistique comme préalable à celle-ci est aussi rétrograde que déconnecté de la réalité actuelle et à venir.
De le dire, ce n’est pas manquer de respect envers ceux qui diffèrent de ce point de vue, c’est d’exprimer une toute autre perspective.
Dans mon billet de blogue – Les humains sont de ma race – j’en offrais d’ailleurs plusieurs exemples.
Comme d’autres, je préférerais nettement pouvoir en débattre calmement avec ceux et celles qui ne partage pas mon analyse. À moins d’en recevoir l’invitation, je réclame tout au moins le droit fondamental de l’exprimer.
Cela dit, on rapporte que la décision du FIJM aurait été prise en accord avec Betty Bonifassi.
Même si tel était le cas, cela ne changera rien à l’erreur du FIJM et au dangereux précédent qu’il vient de créer. Et ce, que ses motivations soient nobles ou pas. C’est d’une infinie tristesse.
Qui, au Québec, y compris au sein même de la communauté artistique elle-même, se lèvera pour dénoncer ce qui, dans les faits, est un acte de censure?
N'oubliez pas la précieuse leçon de liberté servie brillammant par le combat entourant Les fées ont soif...