Aller voir « La Forme de l’eau » et prendre un bain de bons sentiments

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La guerre culturelle qui nous est menée : l'homme blanc hétérosexuel comme incarnation du mal

La Forme de l’eau, le film de Guillermo del Toro, a remporté l’Oscar du meilleur film à Hollywood. Rien d’étonnant: il est plein de bons sentiments. 




Si le triomphe de La Forme de l’eau aux Oscars dit quelque chose des Etats-Unis, alors ceux-ci préfèrent fantasmer en se masturbant, comme le fait l’héroïne du film dans la scène d’ouverture, plutôt que de regarder la réalité en face. En compétition face au film fantastique de Guillermo del Toro, il y avait trois films historiques : Dunkerque, Les heures sombres et Pentagon Papers. Quant aux autres candidats –  Phantom thread, Three billboards, Get out, Call me by your name, Lady Bird -, même s’ils ne reposent pas sur une « histoire vraie », ils se caractérisent tous par un certain réalisme et traitent des grands sujets « classiques » (identité sexuelle, racisme, problèmes socio-économiques) et dressent un tableau direct de la société américaine. L’escapisme imaginaire de La forme de l’eau n’est donc par l’expression de la production cinématographique de l’année mais une option minoritaire et radicalement différente.


La Forme de l’eau, un La La Land politique


Ce penchant était perceptible dès l’an dernier quand La La Land a raflé six Oscars –  sans compter la gaffe de Faye Dunaway qui l’avait par erreur annoncé lauréat de l’Oscar du meilleur film. Malgré les grands discours et les prétentions métapolitiques de certains acteurs de l’industrie cinématographique hollywoodienne, le pur divertissement – légèrement maquillé, air du temps oblige, en critique de la société américaine – tient bon. Ce choix est parfaitement légitime mais, semble-t-il, honteux, presqu’autant qu’un discours de remerciement qui ne mentionne pas Harvey Weinstein. Del Toro a donc décidé de politiser à outrance sa petite comédie. Le problème est que ce choix condamne le film à osciller entre l’allégorie politique et l’histoire fantastique avec comme résultat de rater la première et ne pas aller assez loin dans la seconde.


L’histoire est pourtant prometteuse. En 1962, dans un laboratoire secret de l’armée américaine, une créature amphibie, une sorte d’homme-poisson capturé dans l’Amazonie devient un enjeu stratégique important en pleine Guerre froide. Ce contexte permet d’exposer une Amérique plongée à la fois dans une paranoïa anti-communiste et une orgie de consommation. Et Del Toro ne s’en prive pas, déployant au passage son génie de créateur d’univers esthétiques. Renversant les codes d’un classique de l’époque, il dénonce non seulement l’établissement scientifico-militaire des docteurs Folamour mais brocarde aussi et surtout la famille américaine, le cœur du réacteur idéologique d’Hollywood. Mais au lieu d’utiliser humour et dérision, il cogne avec un sermon politiquement correct.


Les méchants hommes contre les gentils « monstres »


Ainsi, le colonel Richard Strickland, qui a capturé la créature et l’a ramenée au laboratoire, a reçu comme mission de percer à tout prix les secrets de son double système de respiration. Il décide de le tuer pour l’autopsier. Or, contrairement aux héros des années 1950 à la fois patriotes et excellents maris, le colonel Richard Strickland, jamais sans sa matraque électrique, se révèle un fonctionnaire sadique et cynique et un pater familiaspervers et (Del Toro n’y va pas avec le dos de la cuillère !). Ses traits physiques inspirés d’un superman de BD lui donnent l’allure d’un cousin de Frankenstein. Pas de valeurs – même pas le patriotisme – et encore moins d’amour. Le monde des mâles hétérosexuels blancs dominants n’est que carriérisme, pouvoir et accumulation de biens de consommation. Ils ne sont même pas réactionnaires mais tout simplement membres d’une organisation mafieuse qui s’appelle les Etats-Unis d’Amérique.



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Et si vous pensez qu’en face, chez les rouges, c’est mieux, détrompez-vous ! Les agents de Moscou sont l’image renversée de leurs homologues américains. Comme eux, ils ne voient dans la créature qu’un simple enjeu stratégique et, sans la moindre once de sensibilité, pensent que la meilleure chose à faire est de la tuer. La seule différence entre Américains et Soviétiques est dans leur mode de vie : puisque les seconds ne peuvent pas participer pleinement dans le consumérisme américain, ils se consolent en se remplissant la panse dès qu’ils peuvent. Et voilà les deux adversaires de la Guerre froide renvoyés dos à dos !


Heureusement, certains empêchent le système de fonctionner : une femme noire, un vieux peintre d’affiches de publicités homosexuel au chômage et sa voisine, Elisa Esposito, une jeune muette d’origine latino, l’héroïne du film, qui prend la tête de l’opposition aux forces obscures. La matraque idéologique est aussi dure que celui du sadique colonel : d’un côté les hommes hétérosexuels, de l’autre les femmes issues de communautés minoritaires ou souffrantes d’un handicap. Et ce n’est pas tout. Nous avons aussi droit à une dose de psychologie version antisèche avec une clé de lecture aussi grosse que la matraque.


Freud boit du petit lait


Car la seule chose que Del Toro nous dévoile du passé d’Elisa c’est que, bébé, elle a été trouvée au bord d’une rivière. Et voilà pourquoi son imaginaire est un univers aquatique. En fait, le film n’est autre chose que le rêve d’Elisa Esposito, un rêve sous le signe de l’eau. Là non plus, Del Toro n’y va pas par quatre chemins dans ses emprunts à l’interprétation du rêve de Freud. La grande étendue aquatique représente souvent l’inconscient chez les psychanalystes. Et il y a bien entendu le lien avec la naissance, comme dans cette vieille blague de psys. Un enfant demande qui est la mère de Moïse. Sa mère lui répond : « la princesse d’Egypte, la fille de Pharaon ! » « Mais ne l’a-t-elle pas trouvé près de la berge du Nil ? », questionne l’enfant. Ce à quoi le père répond : « Oui, oui, c’est ce qu’elle raconte à tout le monde… »


Blague à part, Elisa Esposito, la fille trouvée au bord l’eau, muette comme une carpe, rêve que l’homme-poisson venu d’Amazonie soit le prince charmant qui la délivre d’une vie morne et solitaire. Puis les autres métaphores surgissent : l’eau qui coule dans la rivière représente la vie, comme l’avait judicieusement remarqué Apollinaire un jour en traversant le pont Mirabeau. Et il y a aussi l’attente pour la pluie (oui, l’eau qui tombe du ciel…), condition sine qua non de la fuite de l’homme-poisson hors de la ville. Alternant les scènes où un verre d’eau à boire se trouve au centre de l’attention… Autrement dit, si l’eau coûtait aussi cher que le pétrole, La Forme de l’eau aurait été le film le plus cher de l’histoire.


Talent gâché


La Forme de l’eau fait d’ailleurs un usage presque aussi généreux des références cinématographiques et télévisuelles que du liquide. Il y a évidemment la tradition des histoires des expéditions scientifiques tombant sur des créatures mi-humaines mi-sauvages, des scénarios autour des monstres aquatiques mais aussi des comédies musicales. Et c’est justement cette dernière référence qui pointe la grande faiblesse de La Forme de l’eau : ce film dégouline de bons sentiments.


Avec un peu moins de prétention, Del Toro aurait tourné une agréable comédie musicale dans la tradition des films de série Z. Au lieu de cela, il a chargé sa petite histoire plutôt sympathique de toutes les causes à la mode. Heureusement, il est suffisamment talentueux et habile pour que le résultat reste plutôt sympathique. Dommage que Del Toro ait manqué du véritable courage : se contenter de faire du La La Land et l’assumer, sans se perdre dans des allégories sur tous les dossiers brûlants à la mode.