Abandon du projet Frontier: l’Alberta se braque

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Crise d'unité nationale : Kenney invoque l'idée d'un référendum sur des enjeux constitutionnels


Le spectre d’une séparation de l’Alberta a refait surface lundi, après l’abandon d’un gigantesque projet des sables bitumineux dans le nord de la province. Des députés conservateurs fédéraux accusent le gouvernement Trudeau d’être responsable du retrait du projet de 20 milliards de la société Teck Resources, en raison de politiques qui, selon eux, anéantissent les investissements dans le secteur de l’énergie.


Lundi, le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, cachait mal sa colère de voir encore un projet énergétique avorter et a promis d’adopter un nouvel outil référendaire qui pourrait déboucher sur un vote sur l’avenir de la province au sein du Canada. Des élus albertains ont repris la balle au bond à la Chambre des communes en demandant au premier ministre Justin Trudeau s’il souhaitait voir l’Alberta claquer la porte de la fédération.


Les ministres du gouvernement Trudeau, les partis de l’opposition aux Communes, les dirigeants d’affaires et les groupes environnementaux tentaient de prendre toute la mesure de la décision de Teck Resources, annoncée dimanche soir, soit quelques jours avant que le Cabinet fédéral ne statue sur le projet Frontier, qui était évalué à quelque 20 milliards de dollars et qui devait créer environ 10 000 emplois, dont 7000 durant la période de construction.


« Le premier ministre ne fait rien »


Dans une lettre envoyée au gouvernement fédéral, l’entreprise a invoqué l’absence de politiques cohérentes entre Ottawa et les provinces en matière de lutte contre les changements climatiques comme facteur pour expliquer sa décision. Lundi, le chef de la direction de l’entreprise, Don Lindsay, a précisé que les tensions sociales entourant les droits des peuples autochtones, la lutte contre les changements climatiques et l’exploitation des ressources naturelles, qui ont pris de l’ampleur depuis trois semaines à cause des barrages de voies ferrées, avaient contribué à la mort du projet.


 

« Le premier ministre a violé le code d’éthique et a intimidé son procureur général pour sauver 9000 jobs chez SNC-Lavalin qui n’ont jamais été en péril », a lancé la députée conservatrice Shannon Stubbs.




Les Albertains veulent que tous les Canadiens dans tous les secteurs réussissent. Mais quand 200 000 Albertains perdent leur emploi, que les suicides augmentent de 30 %, que les gens perdent espoir et leur dignité, le premier ministre blâme les autres et ne fait rien.



La députée Shannon Stubbs



« Le premier ministre veut-il que l’Alberta demeure au Canada ou pas ? Que va-t-il faire pour mettre fin à la saignée ? », a demandé la députée, provoquant la réprobation dans les rangs libéraux.


Le ministre de l’Environnement, Jonathan Wilkinson, a soutenu que Teck Resources avait pris une décision d’affaires. « Nous respectons cette décision. Je suis convaincu que c’était une décision difficile. Mais la lettre qui nous a été envoyée par le PDG de Teck démontre clairement que tous les [ordres] de gouvernement doivent travailler ensemble pour combattre les changements climatiques », a-t-il dit.


Référendum


Le spectre de la séparation a été brandi aux Communes quelques jours après que quatre députés conservateurs de l’Alberta (Michelle Rempel Garner, Arnold Viersen, Blake Richards et Glen Motz) eurent publié un manifeste de 13 pages, intitulé « Déclaration de Buffalo », dans lequel ils accusent Ottawa et l’est du pays de traiter carrément l’Alberta « comme une colonie ».


Ces élus pressent le gouvernement Trudeau de prendre des mesures immédiates pour rebâtir les ponts avec l’Alberta, à défaut de quoi le mouvement séparatiste prendra de l’ampleur.


À Edmonton, le premier ministre Jason Kenney, qui a déjà dit vouloir s’inspirer du Québec pour obtenir des concessions du gouvernement fédéral, a annoncé lundi que son gouvernement adoptera un projet de loi donnant le pouvoir aux Albertains de provoquer la tenue d’un référendum sur des questions de nature constitutionnelle. Cette mesure sera contenue dans le discours du Trône qui doit être lu à l’Assemblée législative de la province afin de donner le coup d’envoi des travaux législatifs.




S’il y a des questions que les gens croient que les politiciens de l’Assemblée législative ne veulent pas poser, cette loi permettant la tenue d’un référendum d’initiative citoyenne donnera le pouvoir aux gens de l’Alberta de le faire sur des questions cruciales au sujet de notre avenir.



Jason Kenney, premier ministre de l’Alberta, en conférence de presse



M. Kenney a déjà promis de tenir un référendum au plus tard à l’automne 2021 pour forcer le gouvernement fédéral à modifier le programme de péréquation d’une manière à le rendre moins généreux envers les provinces qui en reçoivent, comme le Québec, si le projet d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain ne voit pas le jour.


Le premier ministre ajoute donc une flèche à son carquois en ouvrant la voie à un référendum d’initiative populaire alors que le mouvement Wexit, qui préconise la séparation de l’Alberta et de la Saskatchewan, s’organise de plus en plus, a été reconnu comme parti politique par Élections Canada et compte présenter des candidats aux prochaines élections fédérales.


« Les questions qui devront être posées devront être de nature constitutionnelle. Évidemment, cela ne pourra pas être un référendum décrétant que la lune est faite de fromage bleu », a-t-il laissé tomber, prenant tout de même soin de rappeler qu’il s’oppose à la sécession de sa province.


Taxe sur le carbone : victoire albertaine


M. Kenney a tenu ces propos le jour même où sa province a remporté une importante victoire contre le gouvernement Trudeau devant les tribunaux. Dans une décision 4-1, la Cour d’appel de l’Alberta a en effet statué que la taxe sur le carbone imposée par Ottawa est inconstitutionnelle.


La décision rendue lundi est la troisième d’un tribunal d’appel provincial sur la politique de tarification de la pollution adoptée par le gouvernement Trudeau. Mais c’est la première fois qu’un tribunal se range du côté d’une province contre le fédéral. L’an dernier, des tribunaux de la Saskatchewan et de l’Ontario ont conclu au contraire que la taxe fédérale sur le carbone est constitutionnelle. Il incombera donc à la Cour suprême du Canada de trancher le débat. Le plus haut tribunal du pays doit entendre l’appel de la Saskatchewan contre la décision du tribunal provincial le mois prochain.


Les raisons derrière la grogne


Annulation du projet de pipeline Northern Gateway





PHOTO JONATHAN HAYWARD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE


Vue du chenal Douglas





Un an après son arrivée au pouvoir, le gouvernement Trudeau a rejeté en novembre 2016 le projet de construction du pipeline Northern Gateway, qui avait été approuvé par l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper, au motif que le projet entraînerait le passage de transporteurs de pétrole brut dans le chenal de Douglas, un écosystème fragile. Cette décision a été perçue comme un camouflet par bon nombre d’Albertains, qui commençaient à encaisser le choc économique de la chute des prix du pétrole. Le retard dans les travaux d’agrandissement du pipeline Trans Mountain, causé par des contestations devant les tribunaux par des groupes autochtones et la province de la Colombie-Britannique, ainsi que la décision de Teck Resources d’abandonner son projet colossal d’exploitation de sables bitumineux amplifient la colère.


Programme de péréquation





PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE


Le Québec a droit à un transfert de plus de 11 milliards de dollars par année en vertu du programme fédéral de péréquation, tandis que l’Alberta n’en bénéficie pas. 





En dépit de son taux de chômage élevé, d’un taux de vacance de près de 30 % dans les tours de bureaux au centre-ville de Calgary et des déficits qui s’accumulent, l’Alberta n’obtient aucun transfert en vertu du programme fédéral de péréquation. Le Québec, qui engrange des surplus depuis quatre ans et qui affiche le taux de chômage le plus bas des 40 dernières années, a pour sa part droit à un transfert de plus de 11 milliards de dollars par année en vertu de ce même programme. Les Albertains réclament des changements à ce programme, qui est vu comme une façon injuste de traiter les provinces dont l’économie dépend de l’exploitation des richesses naturelles.


La voix de l’Ouest ne compte pas





PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE


Manifestation anti-Trudeau, en 2016, à Medicine Hat, en Alberta





Malgré les déboires économiques de leur province depuis cinq ans, les Albertains ont l’impression que le gouvernement fédéral se soucie peu de leurs problèmes. Pis encore, il multiplie les embûches bureaucratiques qui, à leurs yeux, les empêchent d’exploiter leurs ressources naturelles qui ont été à l’origine de la prospérité économique de leur province dans le passé. Ils estiment que leur voix ne compte pas dans la capitale fédérale. Ils s’enragent en rappelant que lorsqu’il s’agit de soutenir l’industrie automobile de l’Ontario ou encore l’industrie aérospatiale du Québec, Ottawa fait des pieds et des mains pour venir en aide à ces secteurs essentiels pour l’économie de ces deux provinces.




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