Vingt-cinq ans plus tard, nous n’oublions pas. C’est une obligation morale, une nécessité. Quatorze jeunes femmes assassinées en bloc, dans un lieu où par leur seule présence, elles battaient en brèche mille ans d’histoire, sont devenues le symbole exceptionnel d’une réalité terriblement ordinaire : celle de la violence faite aux femmes et de la misogynie.
Pour celles et ceux qui y étaient, ces 25 ans se vivent toujours à fleur de peau. La liste est longue de qui a au coeur une blessure qui ne s’est pas refermée. Les familles, les amis, l’entourage de Geneviève, Hélène, Nathalie, Maud, Sonia, Michèle, les deux Barbara, les deux Anne-Marie, les deux Maryse, les deux Annie… Les étudiantes et les étudiants blessés, ceux qui, au fil du temps, se sont eux-mêmes enlevé la vie. Et leur famille, leurs amis, leur entourage. Ils sont le premier cercle de la douleur vive.
Il y a encore les étudiantes et les étudiants de décembre 1989 à Polytechnique, qui ont croisé ou pas le tireur ; les professeurs, la direction de l’époque, ceux qui y travaillaient, ceux qui y travaillent encore. Les étudiantes qui ont décidé d’y poursuivre leurs études, qui s’y sont inscrites tout de suite l’année d’après, puis les années suivantes. Il y a les policiers en fonction ce soir-là ou appelés en renfort, les ambulanciers, les journalistes (dont la soussignée, jeune journaliste employée au Devoir depuis seulement trois semaines), les équipes médicales dans les hôpitaux de la ville. Des gens aux premières loges de la tragédie, qui la découvraient pas à pas.
Il faut ajouter, car on les oublie souvent, les femmes qui faisaient partie de la liste bâtie par Marc Lépine avant d’aller tuer à Poly, personnalités publiques qu’il rêvait de faire taire.
Et il y a toutes celles, tous ceux qui, abasourdis, ont suivi ce soir-là, sur les petits écrans d’avant les réseaux d’information continue, une histoire si inimaginable qu’on ne savait trop comment la raconter — il a d’ailleurs fallu du temps pour que la lecture féministe des événements, pourtant flagrante, ait droit de cité. Mais en ce froid soir de décembre, les auditeurs, les auditrices étaient bien trop touchés, surpris, bouleversés pour être de simples spectateurs : pour eux et elles aussi, 25 ans plus tard, les lieux, les émotions, les pensées reviennent comme si le 6 décembre 1989 et les jours qui ont suivi, c’était hier.
Mais il y a aussi les autres qui en 1989 n’étaient pas nés, même pas pensés. Celles et ceux qui n’ont pas 25 ans et qui aujourd’hui sont aux études à Poly, dans les universités, au cégep. Ou au travail dans des milieux toujours plus mixtes. Que savent-ils au juste de la tuerie de Polytechnique ? Elle ne fait pas partie des manuels d’histoire, mais les commémorations tout comme la bataille des victimes et de leurs proches pour le contrôle des armes à feu (il fallait bien faire quelque chose) maintiennent le souvenir. Qu’en retiendront-ils ? La suite leur appartiendra, mais gageons que l’immensité des défis à relever dans l’incessante quête de l’égalité entre les hommes et les femmes contribuera à ce que le 6 décembre ne meure pas.
Pour le moment, ces 25 ans qui font une génération ne sont pas encore le temps de la froide distance. Vous le constaterez en lisant ce cahier — que nous avons voulu au regard large, y ajoutant un précieux échange de textes avec The Gazette, l’enrichissant de blocs d’information et d’éléments visuels dans nos éditions Internet et tablette — : sous l’analyse couvent les sentiments. Comment faire autrement quand l’actualité rappelle si souvent que la place des femmes au travail, dans les lieux de pouvoir, sur la scène publique n’est toujours pas un acquis ; que la violence contre les femmes, camouflée sous des dehors de séduction ou s’affichant carrément comme agression, reste un fléau dont on ne mesure toujours pas l’ampleur.
Et pourtant, 25 ans plus tard, les femmes ne sont pas rentrées chez elles, et de nombreux hommes marchent à leurs côtés. Le féminisme crée un monde meilleur. Le 6 décembre doit aussi servir à le rappeler.
EN SOUVENIR D'ELLES
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