40 % des Gilets jaunes sont très complotistes

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Les Français ne croient plus aux médias de masse

Un Gilet jaune sur deux n'adhère pas à la « version officielle » de l'attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018. Parmi ceux qui s'identifient au mouvement, 19 % pensent que « des zones d'ombres subsistent » et qu'« il n'est pas vraiment certain que cet attentat ait été perpétré par Chérif Chekatt ». Près d'un Gilet jaune sur quatre (23 %) va jusqu'à croire à « une manipulation du gouvernement pour détourner l'attention des Français et créer de l'inquiétude dans la population en plein mouvement des Gilets jaunes ». Seuls 48 % estiment que cet attentat a bien « été perpétré par Chérif Chekatt, un sympathisant de l'organisation djihadiste État islamique », tandis que 10 % ne se prononcent pas.


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Réalisée par l'Ifop, la grande enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy illustrait déjà l'importance du complotisme en France. Mais le deuxième volet de cette étude révèle que, parmi les Gilets jaunes, le conspirationnisme est nettement plus fort que dans le reste de la population. Les Français en moyenne ne sont ainsi « que » 10 % à croire à une manipulation du gouvernement concernant l'attentat de Strasbourg, et 13 % à avoir des doutes, contre 65 % qui pensent que les faits se sont bien passés comme l'ont présenté les médias et les autorités.


Les non-Gilets jaunes n'ont pas cette vision


Le degré de proximité ou non avec les Gilets jaunes est un facteur déterminant dans la vision qu'on peut avoir de la tragédie qui a endeuillé la capitale européenne. Chez les personnes ne soutenant pas les Gilets jaunes, on observe une paranoïa bien moindre : 79 % n'ont aucun doute sur le fait que Chérif Chekatt est bien l'homme qui a tué cinq personnes près du marché de Noël.





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RVB de base
RVB de base




Comme l'explique Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d'entreprise à l'Ifop, « les multiples réactions et commentaires qui ont circulé sur les réseaux sociaux de la part des soutiens aux Gilets jaunes ne correspondaient donc pas à un artefact numérique ou à un effet de loupe digitale grossissante. Une large partie des sympathisants des Gilets jaunes a objectivement adhéré à une lecture complotiste de cet attentat ».


Près d'un Gilet jaune sur deux adhère à la théorie du grand remplacement


Mais ce complotisme chez les Gilets jaunes ne se limite pas à un attentat qui serait « tombé à pic » pour éclipser le mouvement dans les médias. Interrogés en ligne, les sondés (1 760 personnes, représentatives de la population adulte française) se sont vu soumettre dix affirmations complotistes, avec la possibilité de répondre « tout à fait d'accord », « plutôt d'accord », « pas vraiment d'accord », « pas du tout d'accord » ou de ne pas se prononcer. Pour qui se soucie un peu de rationalité, les résultats sont alarmants. Soixante-deux pour cent des personnes se définissant comme Gilets jaunes souscrivent – en étant « tout à fait d'accord » ou « plutôt d'accord » – à l'idée que « le ministère de la Santé est de mèche avec l'industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ».


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C'est 19 points de plus que la moyenne des Français, qui représentent pourtant déjà l'une des nationalités les plus méfiantes au monde à l'égard des vaccins. Près d'un Gilet jaune sur deux (46 %) adhère à la théorie du grand remplacement, approuvant l'énoncé expliquant que « l'immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée » (21 points de plus que la moyenne des Français). Voilà qui semble contredire l'analyse, privilégiée à gauche, selon laquelle ce mouvement n'aurait que des motivations sociales et économiques, et non pas identitaires. L'enquête montre d'ailleurs que plus on est engagé dans les Gilets jaunes, plus on croit au grand remplacement : chez les personnes ayant directement participé aux actions, ils sont 59 % à adhérer à cette théorie introduite par Renaud Camus, contre 40 % chez les sympathisants qui ont seulement mis en évidence un gilet jaune dans leur voiture.


Chiffre glaçant


Quarante-quatre pour cent des personnes se définissant comme Gilets jaunes valident aussi l'idée d'un « complot sioniste à l'échelle mondiale », soit le double de l'ensemble des Français. Un chiffre glaçant qui confirme statistiquement que, au sein du mouvement, les clichés antisémites ne concernent pas qu'une petite minorité issue de l'extrême droit ou de la sphère Dieudonné. Samedi, après qu'une devanture d'un magasin Bagelstein à Paris a été taguée d'un « juden », rappelant l'Allemagne des années 1930, le dessinateur Joann Sfar s'est indigné sur Facebook de l'explosion de banderoles, cris ou graffitis antijuifs au sein du mouvement : « La culpabilité sociale est telle sur nos chaînes de télé et chez les commentateurs que n'importe quelle réaction sensée face à ces dérives passe pour un soutien au gouvernement Macron. On a le droit d'être en opposition totale avec de nombreuses décisions du gouvernement actuel tout en ne trouvant aucune excuse à ceux et celles qui utilisent le désespoir des gens pour attiser, une fois encore, la haine raciale, le fantasme sur le juif, sur le franc-maçon, prétendument tous riches et puissants bien entendu, ou la haine de l'immigré. »


Quarante et un pour cent des Gilets jaunes sondés pensent que « les Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population » (contre 27 % dans l'ensemble de la population). Figure du mouvement, Maxime Nicolle, alias « Fly Rider », avait d'ailleurs assuré qu'un mystérieux « Monsieur X » lui avait fourni des dossiers secrets susceptibles de déclencher une troisième guerre mondiale, en précisant ignorer si son informateur était un « ancien Illuminati », mais que celui-ci semblait bien faire partie du « lobby des lobbies »... Sur son compte Facebook, Jacline Mouraud avait, elle, fait une référence aux chemtrails, cette théorie conspirationniste expliquant que les traînées blanches créées au passage des avions seraient des produits chimiques délibérément répandus par des agences gouvernementales pour des raisons dissimulées au grand public. Au sein des Gilets jaunes, ils sont ainsi 29 % à avoir des doutes sur un simple phénomène physique lié à la condensation.



RVB de base
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Au total, la proportion des personnes adhérant fortement à une vision complotiste du monde (groupe qui rassemble les individus approuvant cinq ou plus parmi les dix énoncés complotistes de cette enquête) s'élève à 40 % chez les Gilets jaunes, contre 21 % dans l'ensemble de la population française, et seulement 11 % parmi ceux qui sont réfractaires au mouvement des Gilets jaunes. L'écart s'avère ainsi immense selon que l'on se positionne pour ou contre le mouvement.



RVB de base
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L'enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch s'est également penchée sur les moyens de s'informer. Elle confirme que chez les Gilets jaunes, les réseaux sociaux représentent de loin la première source en ligne. Alors que dans l'ensemble des Français, 37 % vont en priorité sur Facebook, Twitter ou YouTube (et 36 % sur les médias traditionnels), ils sont 59 % chez les personnes se définissant comme Gilets jaunes à privilégier ces réseaux (et seulement 20 % à d'abord aller sur le site d'un média traditionnel). Cette profonde défiance à l'égard des grands médias s'est traduite par des actions ciblant les locaux de télévisions ou les dépôts de journaux, et même par des agressions de journalistes sur le terrain.



RVB de base
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Comme l'explique Jérôme Fourquet dans son analyse accompagnant les sondages, cette enquête confirme que notre société connaît une polarisation grandissante entre une France diplômée et bien insérée, et une France moins diplômée qui ne fait plus confiance ni aux élites ni aux médias. Comment encore débattre quand même les sources d'information et les faits ne sont plus communs ?



La montée en puissance des réseaux sociaux comme mode d'information alternative



« Jusque dans les années 1980, la société s'organisait autour d'un affrontement entre la droite et la gauche. Dans ces deux silos se côtoyaient différentes classes sociales. À gauche, on trouvait des ouvriers communistes, mais aussi des enseignants, des intellectuels. De la même façon, à droite se retrouvaient des commerçants, des bourgeois, mais aussi des paysans et des employés... Malgré leurs différences sociologiques, ces deux blocs se réunissaient autour de valeurs communes partagées par les différentes strates et par des modes d'information communs et homogènes. Ce schéma n'existe plus. Il n'y a plus désormais qu'une juxtaposition des couches sociales sans interconnexions entre elles. »


Pour l'analyste politique de l'Ifop, « ce phénomène a été amplifié par le déclin des médias traditionnels et par la montée en puissance des réseaux sociaux comme mode d'information alternative. Ces canaux sont massivement consultés par les jeunes générations et les milieux populaires (auxquels appartiennent une bonne partie des sympathisants des Gilets jaunes). Au fil du temps, dans ces milieux, une véritable contre-culture et une vision du monde alternative se sont constituées en marge de la grille de lecture mainstream. Si cette dernière demeure dominante dans les grands médias et parmi la population la plus diplômée, insérée et âgée, des pans entiers de la société n'y adhèrent plus et ont basculé dans une forme de dissidence culturelle et idéologique ».