Les grands mythes de la Révolution tranquille

2 - S'habituer à réussir

En s'emparant des outils d'un État moderne, les Canadiens français prennent leur place dans l'économie de la province

Révolution tranquille - 50 ans!


Il y a un demi-siècle débutait la Révolution tranquille. Moment fondateur du Québec moderne ou simple rattrapage d'une société minoritaire en Amérique du Nord? De la définition de cette période de réformes accélérées dépend la perception même du Québec d'aujourd'hui. Dans une série de quatre articles, Le Devoir explore quelques-uns des grands mythes de ce moment charnière de notre histoire.
Et si le «nègre blanc d'Amérique» n'était pas une figure de style? En 1961, alors que les hommes noirs américains avaient fait en moyenne 11 années d'école, les Canadiens français en comptaient une de moins. Même chose pour le salaire moyen. Celui des Noirs américains représentant 54 % de celui des Blancs. Au Québec, le salaire des hommes québécois francophones unilingues atteignait à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues.
«J'ai longtemps cru que le "nègre blanc" était une métaphore, dit l'économiste Pierre Fortin. J'ai dû me rendre à l'évidence. En intitulant son livre ainsi, Pierre Vallières disait l'exacte vérité!» Pour Pierre Fortin, la réalisation majeure de la Révolution tranquille fut le rattrapage économique des Québécois francophones.
Il n'est pas facile de s'entendre sur ce qui fut l'essence de la Révolution tranquille. S'agissait-il de l'apparition au Québec de l'État-providence? De 1961 à 1969, huit ministères seront créés, neuf conseils consultatifs, trois organismes de réglementation huit sociétés d'État, un tribunal administratif et de nombreuses commissions d'enquête. Le coeur de ces années de turbulence se trouvait-il plutôt dans l'explosion de la liberté des moeurs et la fin d'un certain patriarcat? Ou encore dans la disparition de la pratique religieuse et de la mainmise de l'Église? «Pendant que nous entreprenions notre rattrapage, nous avons été rejoints par la houle immense qui secouait l'Occident», écrivait Jean-Paul Desbiens.
«Ce qui est spécifiquement québécois, c'est la reconquête économique et politique qui met fin d'abord et avant tout à l'infériorité économique des Canadiens français, dit l'historien Éric Bédard. Ce qui donne sa particularité à ces années, c'est que les Québécois veulent en finir avec le mépris d'un certain cartel financier et économique montréalais anglophone.»
C'est d'ailleurs ce qu'affirme le discours du Budget du gouvernement de Jean Lesage en avril 1962: «Nous constituons une minorité ethnique qui a pu survivre, mais dont la puissance matérielle est loin de correspondre à celle de nos compatriotes de langue anglaise. Dans certains domaines, nous avons accumulé des retards d'au moins une génération. C'est pour cela que nous devons tant faire aujourd'hui et que nous devons faire si vite. Nous possédons un levier commun, notre État du Québec. Nous serions coupables de ne pas nous en servir.»
On comprend peut-être mieux pourquoi le quotidien The Gazette a qualifié la Révolution tranquille de «révolution vide» (The Empty Revolution) lors de son 40e anniversaire. Le journal était allé jusqu'à comparer l'importance des réformes qui déferlèrent alors sur le Québec au règlement québécois... «sur la couleur de la margarine»!
Pendant quelques années, une alliance exceptionnelle va transformer le Québec en prenant appui sur la nationalisation de l'électricité, la création de nombreuses sociétés d'État, les réformes de l'éducation, de la santé et de combien d'autres secteurs. Cet effort mobilise aussi bien la gauche que la droite puisqu'en 1966, malgré une posture d'abord critique, l'unioniste Daniel Johnson poursuivra l'oeuvre de Jean Lesage.
«La Révolution tranquille, c'est la fusion d'un mouvement réformiste et d'un mouvement de promotion des Canadiens français, dit l'historienne Lucia Ferretti. De 1959 à 1968, l'État va devenir le personnage principal et un outil collectif. Il sera à la fois très nationaliste, pour la promotion des francophones, et réformiste, dans le sens où il met le Québec au diapason des autres pays. Nous allons aller au bout de nos compétences, ce que nous n'avons jamais refait depuis...»
Des résultats 40 ans plus tard
Selon l'économiste Pierre Fortin, il est impossible de mesurer les résultats de ces réformes sur quelques années seulement. «Une société, ça ne se retourne pas sur un trente sous, dit-il. Quarante ans plus tard, le Québec a largement rattrapé son retard et il a surtout créé la société la moins inégalitaire d'Amérique du Nord.»
En 2001, le revenu des francophones bilingues avait rejoint celui des anglophones bilingues et même dépassé celui des anglophones unilingues, explique l'économiste. Par contre, un francophone unilingue ne gagnait toujours que 76 % de ce que gagnait un anglophone bilingue. Mais, à scolarité égale, les francophones unilingues rejoignaient les anglophones. Depuis 50 ans, le Québec a aussi en partie rattrapé son retard en matière de scolarisation. En comparaison avec les États-Unis et l'Ontario, c'est au Québec que le progrès a été le plus important, même si nous détenons toujours un taux de diplômés plus faible que l'Ontario.
Comment expliquer que ces résultats positifs aient dû attendre les années 1990 pour apparaître? Selon M. Fortin, il y a deux causes. «D'abord, scolariser une génération, ça prend du temps. Ensuite, à partir de 1968, le Québec va connaître des tensions sociales énormes. Dans les années 1970, nous n'étions pas très loin de l'Italie pour le nombre de jours perdus à cause des conflits de travail!»
Selon M. Fortin, grâce aux succès de la Révolution tranquille, les Québécois vont devoir s'habituer à la réussite économique. «Le Cirque du Soleil et Bombardier n'ont plus rien d'exceptionnel.» Nous aurions donc fait mentir Pierre Elliott Trudeau qui pensait en janvier 1960 que les Canadiens français rateraient «encore une fois le tournant». M. Fortin est particulièrement fier que le Québec ait réussi ce tour de force tout en préservant un taux de pauvreté absolue et un degré d'inégalité plus bas que partout ailleurs sur le continent.
Révolution ou désintégration
Ce bilan tranche radicalement avec celui que dressait, il y a dix ans, l'économiste Gilles Paquet dans un pamphlet sulfureux intitulé Oublier la Révolution tranquille (Liber). Radicalement opposé au mythe de la Grande Noirceur, M. Paquet reprochait à la Révolution tranquille d'avoir «mis en place un processus de décapitalisation sociale, d'érosion du soubassement social, qui a eu des effets néfastes sur la croissance économique du Québec, son bien-être et son progrès». M. Paquet en veut pour preuve les ratés du système scolaire, les longues files d'attente des hôpitaux et la domination sans partage des technocrates qui mènerait à une sorte de désintégration du lien social.
Ces critiques trouvent un écho même chez ceux qui ne partagent pas son jugement plutôt négatif sur cette époque. Ainsi, Éric Bédard réclame-t-il un droit d'inventaire. «La Révolution tranquille, ce n'est pas un bloc où il faudrait tout prendre ou tout laisser», dit-il en faisant particulièrement allusion au rôle omniprésent de l'État.
Pragmatique, M. Fortin admet qu'il est temps de s'interroger sur certains excès de l'État québécois. «Mais le Québec aura toujours besoin de grands instruments étatiques, dit-il. Non seulement parce qu'il est minoritaire en Amérique du Nord, mais aussi parce qu'il a choisi de vivre dans une société qui redistribue la richesse plus qu'ailleurs.»
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Correspondant du Devoir à Paris


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