Tu n’enfanteras point

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C'est la natalité africaine qu'il faudrait réduire en plus d'augmenter celle des Occidentales


Emma Lim joue nerveusement avec la fermeture éclair de son coton ouaté, sous la lumière des néons de la bibliothèque de l’Université McGill, à Montréal. L’étudiante en biomédecine de 18 ans est impatiente de montrer son « bébé », et aimerait que la connexion Internet soit plus rapide. Au bout de deux minutes, le site Web s’affiche enfin. À l’écran, sur la page qu’elle a lancée en septembre 2019, la photo d’une forêt en feu occupe tout l’espace. Et, au centre, on peut lire en lettres blanches : « Pas d’avenir, pas d’enfants. Signez l’engagement. » 


En trois mois, plus de 5 300 personnes ont signé ce serment numérique, qui tient en quelques mots : « Je m’engage à ne pas avoir d’enfants tant que mon gouvernement ne leur assurera pas un avenir sécuritaire. » Les signataires sont pour la grande majorité des Canadiens de moins de 25 ans, qui disent avoir peur d’élever leurs enfants dans un monde invivable si les gouvernements ne prennent pas la mesure de l’urgence climatique. Reste à savoir si leur sacrifice en vaut la peine.


La décision de s’engager ainsi a été difficile à prendre pour Emma Lim, qui a toujours voulu devenir mère, confie-t-elle en plaçant une mèche de ses longs cheveux bruns derrière son oreille. Elle conserve une liste de prénoms qu’elle a rédigée à l’adolescence. Elle n’ouvre plus le document depuis qu’elle a décidé de ne pas avoir d’enfants. « Pour un garçon, mon prénom préféré était Charles, et pour une fille, Iseult. »


Avec ce site Internet, elle espère faire réagir les adultes. « J’aimerais qu’ils comprennent à quel point on a peur de l’avenir, et qu’ils écoutent les scientifiques qui nous disent que la surpopulation est un grand danger pour la planète », explique-t-elle.



 


Emma et les signataires de l’engagement ne sont pas les seuls à déclarer ne pas vouloir d’enfants pour des raisons environnementales. Le terme ginks, pour green inclination, no kids (engagement vert, pas d’enfants), a fait son apparition au cours des dernières années afin de désigner ces personnes. L’inquiétude est plus forte chez les jeunes : 46 % des « milléniaux » du Canada estiment que mettre au monde moins d’enfants est une bonne solution pour sauver la planète, selon un sondage Léger mené en mars 2019. Les baby-boomers ne sont que 33 % à partager cet avis. 


Le nombre d’habitants sur la Terre passera de 7,7 milliards aujourd’hui à 9,7 milliards en 2050, selon l’Organisation des Nations unies. Une croissance qui, ajoutée à celle de la consommation, aura des effets catastrophiques, ont démontré des scientifiques : manque de ressources en eau et en nourriture, hausse des déplacements de population, destruction de la biodiversité, épuisement des terres agricoles… 


S’appuyant sur ces données, 15 000 scientifiques de 184 pays affirmaient en novembre 2017, dans un manifeste publié dans la revue BioScience et dans le quotidien français Le Monde, que « l’humanité [courait] à sa perte », notamment à cause de son incapacité à « limiter adéquatement » la croissance de la population mondiale. Dans la foulée, en octobre 2018, des scientifiques européens publiaient dans Le Monde une tribune intitulée « Freiner la croissance de la population est une nécessité absolue ». 


« On fait comme si démographie et environnement étaient deux sujets séparés, alors qu’ils sont indissociablement liés », écrivaient-ils. 


C’est en lisant les chiffres de l’ONU sur l’accroissement mondial qu’Emma Lim a décidé de créer l’engagement Pas d’avenir, pas d’enfants. Elle a lu de nombreux articles sur le sujet, et une étude en particulier a retenu son attention.



 


Celle parue en juillet 2017 dans la revue scientifique en libre accès Environmental Research Letters. Des chercheurs de l’Université de Lund, en Suède, y ont établi « qu’avoir un enfant de moins dans les pays développés » était 25 fois plus efficace pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) que vivre sans voiture. Et 73 fois plus efficace qu’adopter un régime végétarien.



Les données scientifiques qui angoissent les jeunes sont réelles. Mais c’est catastrophiste pour un jeune Canadien de se considérer comme responsable de la population mondiale.


Solène Lardoux, professeure au Département de démographie de l’Université de Montréal


« Avoir un enfant de moins par famille dans les pays développés » aurait autant d’effet que toutes les autres actions individuelles réunies. L’énoncé frappe l’imagination. Toutefois, les auteurs de l’étude précisent dans leur rapport qu’ils ont calculé l’empreinte carbone des enfants « en fonction de celle des parents », sans prendre en compte les possibles modifications du mode de vie des générations suivantes. Leur calcul ne tiendrait plus la route dans le cas, probable, où les enfants réduiraient considérablement leur empreinte carbone par rapport à celle de leurs parents dans les pays les plus riches.


« Les données scientifiques qui angoissent les jeunes sont réelles », convient Solène Lardoux, professeure au Département de démographie de l’Université de Montréal. « Mais c’est catastrophiste pour un jeune Canadien de se considérer comme responsable de la population mondiale. Déjà qu’au Québec et au Canada, bien des femmes ont moins d’enfants que ce qu’elles souhaiteraient ! » dit-elle en se basant sur les données de Laurence Charton, chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), selon lesquelles les femmes désireraient avoir deux enfants en moyenne, alors que le taux de fécondité est de 1,6 enfant par femme. Avec le vieillissement de la population, le Québec est loin de souffrir d’un problème de surpopulation.


L’environnementaliste Diego Creimer, qui organise des colloques sur divers thèmes environnementaux pour la Fondation David Suzuki, a vu apparaître les questionnements des participants sur la pertinence d’avoir ou pas des enfants pour sauver la planète. « Depuis deux ans, quand vient le moment des questions, je sais qu’elle va m’être posée. Les gens culpabilisent à l’idée d’être parents », raconte le coauteur de l’ouvrage Demain, le Québec : Des initiatives inspirantes pour un monde plus vert et plus juste. Chaque fois, Diego Creimer répond la même chose : la fécondité n’est pas le sujet. Le problème, c’est la relation intenable que nous entretenons avec la nature et les ressources naturelles. 



 


Les Québécois doivent-ils arrêter de faire des enfants qui surconsomment ? Oui. Doivent-ils arrêter de faire des enfants écoresponsables ? Non.


« C’est nous, les pays riches, qui polluons le plus. Et les pays qui ont le moins de ressources sont les premières victimes du réchauffement climatique auquel on contribue si fort », dit Diego Creimer. Actuellement, un Québécois émet 9,6 tonnes de CO2 par année. Au Niger — où le taux de fécondité est estimé à près de sept enfants par femme —, chaque Nigérien émet 0,1 tonne de CO2 par année. Les pays du G20, comme le Canada, ont généré à eux seuls 80 % des émissions de gaz à effet de serre en 2018. 


Agir sur deux fronts, c’est ce que préconisent les études et les lettres d’alerte des scientifiques concernant la surpopulation : il faut que les pays les plus riches revoient leur façon de consommer et diminuent sérieusement leurs émissions de gaz à effet de serre, et il faut baisser les taux de fécondité dans les régions du monde où ils sont trop élevés, notamment en misant sur l’éducation des filles et des femmes. Des études de l’ONU et de la Banque mondiale ont en effet révélé qu’une femme scolarisée pendant 12 ans aura en moyenne cinq enfants de moins qu’une femme sans instruction. 


Quand on lui soumet les arguments de Solène Lardoux et de Diego Creimer, Emma Lim hoche la tête vigoureusement. Bien sûr, elle le sait, la priorité, c’est d’arrêter de surconsommer. Avec ses amis, elle essaie d’être une écocitoyenne exemplaire : pas ou peu de viande, pas de voyages en avion, pas d’auto et pas de vêtements neufs. 


N’empêche, Emma Lim et les jeunes signataires de son engagement sont aussi inquiets de mettre au monde un enfant sur une planète où les scientifiques annoncent une augmentation des feux de forêt, des crues, des sécheresses, des problèmes de santé et des inégalités sociales. « Notre génération a peur au point de ne plus vouloir enfanter, dit Emma Lim. On doit vivre avec une anxiété que les générations précédentes n’ont pas connue. » 


L’étudiante en biomédecine garde espoir que les gouvernements mettent en place une transition des énergies fossiles vers les énergies vertes, et qu’ils prouvent leurs bonnes intentions en annulant des projets que les environnementalistes dénoncent, comme le terminal maritime de kérosène de Montréal-Est pour alimenter des aéroports ontariens, ou le projet gazier GNL Québec. Si le réchauffement climatique recule un jour, et qu’elle devient la maman d’une petite Iseult ou d’un petit Charles, elle s’engage d’ores et déjà à leur donner une éducation pleinement écocitoyenne. 


À quoi ressemblent-ils, ces enfants fictifs, dans l’imagination d’Emma ?


« Ça dépend, ça change selon la personne avec qui je rêve de les avoir ! » répond-elle en rougissant. Pour la première fois depuis le début de notre conversation, son visage s’éclaire et elle est prise d’un fou rire. « Mon premier critère de sélection, ce ne sera pas la beauté de la personne, mais plutôt son bilan carbone ! »




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