Gérard Bouchard au Devoir

Tourner le dos à l'anglais serait «criminel»

Enseignement intensif de l'anglais en 6e année


Lisa-Marie Gervais - Même si la mondialisation représente une menace sans précédent pour le fait français au Québec, tourner le dos à l'anglais serait impropre, voire «criminel», estime l'historien et sociologue Gérard Bouchard en entrevue au Devoir. Le coprésident de la commission dite sur les accommodements raisonnables ne croit pas que la décision du premier ministre Jean Charest de rendre obligatoire l'apprentissage de l'anglais intensif pour tous en 6e année représente une menace identitaire. «Il faudra faire les études nécessaires pour comprendre les conséquences pédagogiques, mais en soi, on ne peut pas le repousser de la main du premier coup», a dit M. Bouchard en s'étonnant du discours tenu sur la place publique par le politologue Christian Dufour, qui rejette avec force l'idée de ce bilinguisme imposé. «Ce n'est pas le seul moyen qu'il faudra prendre pour introduire l'anglais, mais il faudra le faire. Prudemment, mais il faudra le faire quand même pour ne pas pénaliser une génération québécoise», a-t-il ajouté.
Devant ce changement majeur, M. Bouchard n'est ni inquiet, ni pessimiste. Au contraire. «C'est l'histoire du Québec francophone. On a toujours été coincé dans des impératifs contraires et on a toujours su se développer des lignes très étroites, a-t-il souligné en citant en exemple la loi 101. C'est un magnifique exemple de la négociation d'un équilibre d'une situation qui apparaissait sans solution. [...] On a si bien tracé la ligne que même la Cour suprême a reconnu la légitimité de cette affaire-là.»
L'heure serait donc à nouveau au compromis. «Il ne faut pas faire comme Christian Dufour, dire non à l'anglais et insuffler des remords aux jeunes qui l'apprennent. Il faut plutôt prendre conscience du fait qu'on a deux impératifs à sauvegarder. En ce sens, le Québec a la vie plus difficile que le Canada anglais, qui, lui, voit tout en rose car il n'a pas l'obstacle de la langue», a-t-il avancé.
Relancer l'interculturalisme
Dans un texte intitulé «Relancer l'interculturalisme» qu'il cosigne dans notre page Idées (A 7), Gérard Bouchard fait d'ailleurs l'éloge de ces «lignes étroites» qu'a su tracer le Québec pour assurer sa survie depuis deux siècles, «cette capacité qu'il a démontrée d'évoluer à l'heure de l'Amérique anglophone tout en faisant rayonner sa culture et en affirmant sa différence».
Selon ce professeur à l'Université du Québec à Chicoutimi, s'ouvrir à la mondialisation et à l'immigration est possible, sans même que cela entraîne un affaiblissement de la culture majoritaire. «Au contraire, l'une des conséquences [de la promotion du pluralisme] est de favoriser l'intégration et de renforcer la francophonie québécoise», peut-on lire dans ce texte qui fait la promotion de l'interculturalisme, une approche qui embrasse bien plus largement que la seule question de la langue. «L'interculturalisme, c'est l'intégration. C'est rapprocher les composantes de notre société, surtout devant le défi auquel elle est confrontée, soit la mondialisation», a rappelé M. Bouchard. Si on n'aménage pas aux immigrants des conditions telles qu'ils ont le goût de se rapprocher, ils se dresseront contre la société québécoise et celle-ci s'en trouvera affaiblie, raisonne-t-il.
«Le meilleur exemple est l'immigration venant du Maghreb. Elle est entièrement francophone, mais on risque de s'en aliéner une partie si on gère maladroitement la question de la religion, de l'islam, indique-t-il. Cela ne veut pas dire qu'il faut ouvrir les vannes [de l'immigration], mais dans toutes les dimensions, il faut introduire celle qui est plus sociologique, non pas juridique.»
Des balises nécessaires
Trois ans après la commission Bouchard-Taylor où le Québec s'est presque entre-déchiré sur la question des accommodements raisonnables, la poussière est retombée et les tensions sont moins vives. Mais le sociologue constate néanmoins que le débat s'est davantage centré sur la différence religieuse et les questions de laïcité. «On voit bien que les intervenants dans le débat et un grand nombre de Québécois éprouvent le sentiment qu'il y a un manque de balises.» D'où l'idée d'un symposium international, les 25, 26 et 27 prochains, qui prendra un peu la forme d'un dialogue Québec-Europe.
Le projet de loi 94 est certes un premier pas vers l'établissement de balises. «Mais c'est finalement un exercice assez pointu qui se penche sur [...] dans quelle mesure une femme devra porter le voile intégral si elle reçoit un service de l'État. Je pense qu'il y a une réflexion préliminaire à tout cela qui est plus générale», souligne-t-il. M. Bouchard réitère ainsi son idée d'une charte «qui mettrait en place les principes à partir desquels il faut raisonner». «Le devoir de neutralité de l'État, la séparation des pouvoirs de l'État et des des Églises, comment ça se traduit concrètement? Le droit d'exprimer sa religion dans les institutions de l'État pourrait être restreint, mais à condition d'avoir de bonnes raisons», insiste-t-il. L'argument patrimonial devrait aussi pouvoir être défini dans la charte. «Les croix et les calvaires le long des routes rurales, ce sont des accrocs à la neutralité de l'État, mais tout le monde les tolère», indique-t-il. Et la prière avant un conseil, elle? «Il est difficile d'invoquer le caractère patrimonial d'une prière dans une assemblée municipale d'une société qui est censée être laïque», conclut M. Bouchard.


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