Tokyo cherche à se rapprocher de Moscou

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La Russie est à l'agenda de tout le monde

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe crée un ministère de Coopération économique avec la Russie unique en son genre, tutoie Vladimir Poutine au Forum économique oriental à Vladivostok et lui propose un plan ambitieux de développement de la Russie. Tokyo cherche à se rapprocher de Moscou, quitte à fâcher Washington. Car le Japon n’a jamais abandonné l’espoir de récupérer les îles Kouriles. Kommersant se penche sur les relations russo-japonaises.


« Vladimir, nous sommes de la même génération, toi et moi. Je te propose que nous fassions preuve d’audace et de responsabilité », a lancé Shinzo Abe depuis la tribune du Forum économique oriental à Vladivostok, le 3 septembre. Ce passage au tutoiement a provoqué dans la salle un tonnerre d’applaudissements.


Puis, dans son discours le Premier ministre japonais a rappelé que les Russes vieillissaient : la population âgée de 10 à 20 ans n’est plus que de 14 millions aujourd’hui – contre 23 millions en 1976. Il a ajouté que « la révolution de la pensée industrielle qui se produit au contact des entreprises japonaises n’avait pas encore eu lieu » en Russie. Selon le Premier ministre, huit points, déjà énumérés par lui lors de sa visite à Sotchi au mois de mai 2016, devront aider la Russie à surmonter ses difficultés, à « faire de l’Extrême-Orient une base de l’export asiatique ».


Une source de Kommersant dans l’administration de Shinzo Abe a expliqué que ces « huit points » avaient été établis par des experts japonais sur la base du contenu des discours annuels de Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale russe. « Ce qui explique que la collaboration dans le domaine de la médecine et de l’urbanisme sont respectivement à la première et à la deuxième place, tandis que la sphère pétro-gazière traditionnelle n’arrive qu’en quatrième », a précisé l’interlocuteur de Kommersant. Le Premier ministre japonais avait également apporté à Vladivostok un plan de développement de la société et de l’économie russes sur les 30 prochaines années, basé sur la compréhension japonaise des intérêts de la Fédération. Ce plan place en priorité « l’allongement de l’espérance de vie des citoyens russes », « la création d’un environnement confortable et pur, garant d’une vie agréable et confortable » et « l’accroissement significatif de la collaboration entre les petites et moyennes entreprises russes et japonaises ».


Pour prouver le sérieux de ces intentions à l’égard de Moscou, Shinzo Abe a nommé son ministre de l’économie, du commerce et de l’industrie, Hiroshige Seko, au poste tout récemment créé de « ministre de la coopération économique avec la Russie ». Ce « ministère-pays » est le seul au sein du gouvernement japonais. Il n’en existe ni pour les États-Unis, ni pour la Chine, avec qui le Japon a des échanges commerciaux autrement importants qu’avec Moscou.


Point de bonheur sans nuage


Shinzo Abe et Vladimir Poutine au Forum économique oriental à Vladivostok, le 2 septembre. Crédits : kremlin.ru

Shinzo Abe et Vladimir Poutine au Forum économique oriental à Vladivostok, le 2 septembre. Crédits : kremlin.ru


Une coopération avec la Russie est-elle réellement possible dans le contexte des sanctions économiques, adoptées aussi par le Japon, et des liens étroits du système financier de ce dernier avec le système américain ? La source de Kommersant dans l’entourage de Shinzo Abe a préféré éviter la question. De leur côté, les interlocuteurs du quotidien au sein du gouvernement russe, s’ils considèrent le problème, soulignent que le Japon, à l’occasion du forum de Vladivostok, a ignoré les sanctions de façon manifeste en promettant à la société russe Novatec, inscrite sur la liste noire, un crédit de 400 millions de dollars.


Cette volonté de se rapprocher de Moscou pourrait provoquer une réaction négative de Washington. Mais cela n’inquiète pas l’interlocuteur de Kommersant au gouvernement japonais. « Nous avons choisi exprès la période des élections américaines, confie ce dernier. Les entreprises japonaises sont de très gros employeurs dans les États américains où la lutte pour les voix des électeurs est la plus tendue, notamment l’Ohio, avec le site de l’entreprise Honda. » À l’en croire, dans un tel contexte, Washington ne cherchera pas querelle au Japon.


« Bien sûr que les Américains n’apprécient pas ce regain d’activité de Tokyo en direction de la Russie, mais le moment a été très bien choisi, confirme le directeur du programme asiatique du Carnegie Moscow Center, Alexander Gabuev. Barack Obama ne va pas se mettre à reprendre les Japonais maintenant – il a d’autres chats à fouetter. Et après l’élection – et le temps qu’il faudra encore pour former l’administration –, il sera trop tard pour organiser une pression ciblée sur les Japonais. »


Une autre question non moins importante concerne la réaction à ce rapprochement russo-japonais de Pékin, dont les relations avec Tokyo oscillent entre concurrence et hostilité. Igor Denissov, collaborateur scientifique du Centre de recherches sur l’Asie orientale de la MGIMO (Institut d’État des relations internationales de Moscou), appelle pourtant à ne pas dramatiser la situation. « Les dirigeants chinois ont appris à distinguer l’économie de la politique, et ils ne voient pas dans les projets économiques russo-japonais de menace pour leurs intérêts dans la région, souligne-t-il. Les Chinois ne donnent pas dans le conspirationnisme et ne vont pas aller chercher de sens caché dans la présence d’Abe à Vladivostok. »


Ruser le ruseur


Îles Kouriles. Crédits : Arte

Îles Kouriles. Crédits : Arte


Toutefois, la question de savoir pourquoi Tokyo cherche à se rapprocher de Moscou reste ouverte. La Russie n’est de loin pas le premier partenaire commercial du Japon. Les échanges commerciaux, qui n’étaient déjà pas très importants, ont chuté de 30% en 2015, et encore de 36% au cours du premier semestre 2016, passant à 7,3 milliards de dollars seulement (14,6 milliards de dollars estimés pour l’année). Le Japon est un allié militaire des États-Unis et un membre actif du Partenariat Trans-Pacifique, qui vise, selon Barack Obama, à contrer la domination de la Chine, pays ami de la Russie.


Les interlocuteurs de Kommersant au sein de la délégation japonaise du Forum économique oriental n’ont pas caché que l’objectif politique final de Shinzo Abe demeurait inchangé : trouver à la dispute sur les îles Kouriles une solution acceptable pour le Japon. Alexandre Panov, ancien ambassadeur russe à Tokyo, estime pour sa part que le Premier ministre japonais a aussi d’autres motifs. « Les hommes d’affaires japonais parcourent aujourd’hui activement le monde à la recherche de nouveaux marchés, afin de relancer l’économie de leur pays. Et la Russie, dans cette perspective, est un choix naturel, a-t-il expliqué à Kommersant. En outre, Shinzo Abe veut s’inscrire dans l’Histoire comme un dirigeant fort et indépendant – et dans ce contexte, une certaine prise de distance vis-à-vis de la politique américaine ne sera pas superflue. »


Vladimir Poutine et Shinzo Abe sont tous deux connus pour leur amour des combinaisons tactiques, et il est très possible que l’on espère, à Moscou, pouvoir profiter de l’argent japonais en évitant de céder les îles. De son côté, le Japon va s’efforcer de prouver le contraire. Le prochain round des négociations sur cette question est prévu pour décembre – dans les sources chaudes de la préfecture de Yamaguchi, à l’occasion de la visite du président russe au Japon.


Traduit par Julia Breen


Photo: Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président Vladimir Poutine lors du Forum économique oriental à Vladivostok, le 2 septembre. Crédits : kremlin.ru


source: http://www.lecourrierderussie.com/international/2016/09/tokyo-moscou-kouriles/



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