Sonia Mabrouk devant la plus atroce question

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Pas de civilisation sans transcendance

Sonia Mabrouk l’avait fait savoir depuis un temps déjà: la question des enfants de djihadistes la hantait. Elle s’est demandée de quelle manière en parler, et s’est vite convaincue que le roman lui donnerait la liberté nécessaire pour l’aborder. L’exercice est admirablement réussi. L’ouvrage a pour titre Dans son cœur sommeille la vengeance (Plon, 2018). Dans ce roman, la journaliste soulève la plus atroce question qui soit: que faire lorsque la figure du mal prend le visage de l’enfance? L’ouvrage, qui n’a rien de manichéen, retourne la question de toutes les manières possibles, et s’il offre une réponse, il ne laisse jamais entendre que c’est la seule possible. Jamais il ne se transforme jamais en thèse militante. Jusqu’à la dernière page, Dans son cœur sommeille la vengeance s’accompagne de vrais doutes, et pourrait-on dire, de gros doutes.


On suit les aventures de Lena, une journaliste un peu aventurière, qui sent que sa carrière s’enfonce, et sa vie en même temps. Sans qu’elle ne le sache vraiment, elle est à la recherche d’une rédemption, et elle la trouvera en se lançant dans une quête pour sauver un enfant perdu de l’islamisme, formé par Daesh pour devenir un djihadiste absolument meurtrier. La question est terrifiante: que faire de tels enfants, programmés en quelque sorte pour devenir des terroristes? Les services secrets occidentaux ont apparemment leur réponse: on ne peut rien faire pour de tels enfants qui fatalement, à l’âge adulte, prendront les armes et n’hésiteront pas à verser dans la plus abjecte cruauté. Il n’y a rien à sauver en eux, ce sont des ennemis, ou du moins, de futurs ennemis. Ce sont les lionceaux du califat. Lena ne veut pas croire à la fatalité de l’enfant soldat. Au fond de l’enfant fanatisé git encore une innocence originelle, qu’il faut retrouver pour laver son âme des souillures idéologiques et la sauver.


On ne racontera pas l’histoire dans le détail – il appartient au lecteur de la découvrir. On notera toutefois qu’elle semble remarquablement informée. En un sens, si Mabrouk est devenue romancière, ce n’est pas pour trahir le journalisme mais pour aller plus loin qu’il ne le permet. D’ailleurs, il suffit de lire les journaux pour voir que la question des enfants-djihadistes est de plus en plus fréquemment soulevée et que personne ne sait exactement qu’en faire pratiquement. C’est le propre du tragique: on ne saurait résoudre les problèmes qu’il pose sous le signe de l’évidence. Il plonge la conscience dans une incertitude qui peut vite devenir insoutenable. Les hésitations de Lena ne sont pas seulement compréhensibles: nous pouvons aisément les partager au fil du bouquin.


Pour ceux qui ont lu le précédent ouvrage de Mabrouk, Le monde ne tourne pas rond ma petite fille, on la sait très sensible aux menaces qui pèsent sur le monde occidental, et particulièrement, à l’islamisme, qu’elle accuse de dévoyer ce qu’on appellera l’islam de sa grand-mère. Elle profite de son roman pour prolonger sa réflexion en posant peut-être la seule question qui vaille: à quelles conditions la civilisation occidentale pourra-t-elle sortir de sa torpeur? La réponse de Mabrouk est subtile mais ferme: il ne peut y avoir de renaissance civilisationnelle qui ne soit au moins en partie spirituelle. On le dira autrement, dans des mots qui ne sont pas les siens: une philosophie politique matérialiste, et plus encore strictement matérialiste, ne comprend rien à la liberté humaine et surtout, à la possibilité qu’a l’homme de resurgir du fond du gouffre.


D’une certaine manière, nous dit Mabrouk, une civilisation sans transcendance est condamnée à l’asséchement existentiel. Lena, souvent, a la tentation de franchir l’entrée d’une église, mais s’y refuse, fidèle à sa révolte contre sa religion, avant d’y consentir finalement. On trouve là parmi les plus belles pages de Mabrouk : «En cet instant incandescent qui lui fait toucher du doigt la puissance de l’héritage judéo-chrétien, où tout est spiritualité et transcendance, elle retrouve le sens de la civilisation. Une civilisation déclinante mais toujours présente. Une civilisation qui croit en l’Homme, accueille les autres religions si elles font preuve de tolérance, d’ouverture, et s’adressent à la sphère spirituelle privée de l’individu. (...) Les églises se vident mais les croyances restent, persistent, se transmettent à travers les siècles et les générations. L’héritage français vacille sous les coups de boutoir mais il ne cède pas. (...) Une permanence qu’elle ressent au plus profond de sa chair, au tréfonds de son âme. (...) Peut-on recevoir la grâce sans avoir complètement la foi? Lena ne cherche pas de réponse. Elle sait juste ne plus être condamnée à errer. À ce moment précis, elle se sent profondément française et chrétienne».


On ne saurait trop dire qu’une telle réflexion tranche avec ce qu’on appellera pudiquement le discours dominant. C’est ainsi en renouant avec le cœur intime de son identité qu’un pays peut renaître. Il y a là une immense espérance, qui éloigne Mabrouk de ceux qui déploient leur pensée à la manière d’une méditation crépusculaire. Dans son cœur sommeille la vengeance raconte ainsi une quête personnelle qui se mue en quête collective. À travers cela, Mabrouk mène une réflexion que l’on dira à bon droit transgressive tant elle tranche avec la pensée gnangnan et l’orthodoxie médiatique, sans jamais pour autant verser dans une polémique qui stérilise tout ce qu’elle touche. Mais qu’on ne se trompe pas: ce roman nous mène finement au cœur de certaines questions qui traversent notre époque, et dont on ne peut se détourner sans se détourner au même moment du réel. C’est notamment ce qui fait sa très grande valeur.