Résister à la dictature rose

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« Nombre des conditions qu’Arendt considérait comme le terreau du totalitarisme sont présentes aujourd’hui dans nos démocraties libérales en déclin. »


 

 



Dans son discours à la convention National conservatism de Rome le 4 février dernier, Rod Dreher a osé la comparaison entre la menace actuelle des politiques identitaires et victimaires et le communisme du siècle dernier. Fort de son constat, il appelle à la résistance culturelle et spirituelle.




Rod Dreher est rédacteur en chef à The American Conservative, où il tient une chronique quotidienne. Il a collaboré avec le New York Post, la National Review, le Washington Times et il écrit régulièrement pour le Wall Street Journal. Il vit à Baton Rouge, en Louisiane. Auteur de quatre essais, il a rencontré un fort succès auprès du public catholique français avec son Pari bénédictin, dans lequel il explique comment rester chrétien dans un monde qui ne l’est plus tellement.


Nous vous invitons à lire ce discours peu laïc mais passionnant.


Il y a cinq ans, j’ai reçu un appel d’un médecin américain. Il semblait très inquiet. Il m’a dit que sa mère avait émigré de Tchécoslovaquie en Amérique. Quand elle était jeune, elle a fait six ans de prison politique, parce qu’elle faisait partie d’un réseau catholique clandestin de résistance au communisme. La vieille dame, qui vit aujourd’hui avec son fils et sa belle-fille, a dit à son fils : « Les choses que je vois dans ce pays aujourd’hui me rappellent l’époque où le communisme a émergé dans notre patrie. »


Elle parlait de l’intolérance croissante, voire de l’hystérie, de la gauche contre tout ce qui est en contredit leur idéologie. Je savais que le politiquement correct constituait un vrai problème, mais la comparaison me semblait exagérée. Ce n’était qu’une vieille dame effrayée, me suis-je dit.


Mais au cours des années suivantes, j’ai rencontré davantage d’immigrants du bloc soviétique – des hommes et des femmes qui vivaient autrefois sous le communisme, mais qui ont fui vers l’Ouest. Je leur demandais à chaque fois : « Comment appréhendez-vous la situation actuelle ? Est-ce que cette vieille femme tchèque avait raison ? »


À maintes reprises, j’ai entendu la même chose : « OUI ! C’est vraiment en train de se passer, ici, sous nos yeux. Nous le sentons dans notre chair ». Le fait qu’aucun Américain ne les croit les met hors d’eux.


Je comprends pourtant le scepticisme auquel ils sont confrontés. J’étais sceptique aussi quand le médecin m’a appelé pour la première fois. Aujourd’hui, cependant, après avoir interviewé un certain nombre de ces personnes et avoir passé une grande partie de l’année dernière à voyager dans les anciens pays communistes de l’Europe de l’Est pour interviewer des anciens dissidents et des prisonniers politiques, je suis convaincu qu’ils ont raison. Comment ne pas songer à ce que disait Alexandre Soljenitsyne :


« On rencontre souvent ce préjugé tenace : ce ne serait pas pareil ici ; de telles choses seraient impossibles. Hélas, c’est tout le contraire : tout le mal qui a été commis au XXe siècle est possible aujourd’hui et partout. ».


Cela n’est pas seulement possible ici, dans l’Occident libéral et démocratique. Le mal prend forme en ce moment même. Les gens qui ont vécu le totalitarisme communiste essaient de tirer la sonnette d’alarme. Ils essaient de réveiller le reste d’entre nous avant qu’il ne soit trop tard. L’an dernier à Prague, Marek Benda, un homme politique tchèque issu d’une famille dissidente, me disait : « La lutte pour la liberté est toujours nôtre. Une seule génération nous sépare de la tyrannie ».


Lutter contre le nouveau totalitarisme qui vient


La lutte contre ce nouveau totalitarisme est le combat de notre génération. Ce combat a lieu ici et maintenant. Et il ne peut être évité.


Mais avant d’aller plus loin ce matin, définissons notre sujet. Qu’est-ce que le totalitarisme, au juste ?



À notre époque, l’État ne nous oblige pas à choisir la solitude et l’isolement derrière nos écrans ; nous le faisons nous-mêmes. Mais nous pouvons riposter en reconstruisant nos communautés de façon très pratique



Dans son célèbre ouvrage de 1951, Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt a étudié les mouvements nazi et communiste afin de comprendre pourquoi ils attiraient autant les masses. Le totalitarisme englobe tous les aspects de la vie politique. Il ne cherche pas seulement à obtenir l’obéissance du peuple, il tente de forcer chacun à accepter l’oppression qu’il subit. On nous somme d’intérioriser l’idéologie dominante et de la faire nôtre. Comme l’a dit George Orwell, chacun doit apprendre à aimer Big Brother.


Nombre des conditions qu’Arendt considérait comme le terreau du totalitarisme sont présentes aujourd’hui dans nos démocraties libérales en déclin. Voici une courte liste de ces signes pré-totalitaires que nous pouvons observer aujourd’hui dans notre société :


– Une solitude généralisée et une atomisation sociale ;

– Une perte de confiance dans les institutions et les hiérarchies ;

– Un désir de transgression ;

– La montée en puissance des idéologies dans les mentalités collectives ;

– L’utilisation accrue de la propagande ;

– Le primat de la loyauté – envers une personne ou une idéologie – sur la connaissance objective ;

– La politisation de tous les sujets de société et des pans de l’existence.


Cependant, nous avons selon moi deux choses fondamentales qui nous distinguent de la Russie précommuniste et de l’Allemagne prénazie.


Premièrement, l’idéologie qui nous anime n’est pas le nationalisme raciste ou le marxisme-léninisme, mais plutôt une politique identitaire mondialiste et victimaire, celle du courant autoproclamé de la « justice sociale ». La classe révolutionnaire n’est pas le volk allemand ou le prolétariat international, mais les « marginalisés » et les « opprimés », sacralisés derrière le statut indépassable de « victime ». Comme le bolchevisme, la justice sociale est un culte politique utopique. On peut lui trouver une ressemblance avec un programme politique, ou bien un système de thérapie managériale, mais la meilleure façon de le comprendre est de le considérer comme une religion séculière, un fanatisme séculier.


Deuxièmement, l’environnement technologique d’aujourd’hui est très différent de celui d’il y a cent ans, lorsque les totalitarismes du XXe siècle sont apparus. La différence la plus importante est qu’aujourd’hui toute la vie et l’expérience humaine se trouvent traduites sous forme de données numériques qui peuvent être stockées, analysées et exploitées par les États et les grandes compagnies comme Google, Amazon et autres. La République populaire de Chine, par exemple, a maintenant les capacités et la volonté de surveiller et de contrôler son propre peuple à un degré dont Mao, Staline et les tyrans totalitaires du XXe siècle ne pouvaient que rêver. Les moyens de l’État et du capitalisme s’hybrident pour donner naissance à une société de surveillance.


La dictature rose


Voici pourquoi beaucoup d’entre nous ont été très lents à apprécier la nature totalitaire du libéralisme contemporain. C’est parce que le totalitarisme émergent ne sera pas une version du sinistre scénario imaginé par George Orwell dans 1984. Il ressemblera plutôt à la dystopie alternative imaginée par Aldous Huxley dans Le Meilleur des Mondes. Orwell a imaginé un monde semblable à la Russie de Staline, où l’État contrôle la société par la peur, la douleur et la terreur. En revanche, Huxley a imaginé un monde où l’État contrôle les masses en pourvoyant aux plaisirs et au confort de la population.


Les Occidentaux renonceront au pouvoir politique au profit d’un État qui leur promettra de pourvoir à leurs désirs et leurs besoins thérapeutiques ; notamment en maximisant leur liberté sexuelle. Il pourra le faire par le biais d’une version alternative du système chinois de crédit social, où la liberté des citoyens est circonscrite par un algorithme qui récompense et punit les hommes en fonction de leurs croyances, de leurs fréquentations, etc.


 

Comme dans le Meilleur des Mondes, les valeurs les plus importantes seront la sécurité et le bien-être. Si les libertés religieuses et politiques menacent l’une ou l’autre, elles seront éliminées. C’est déjà le cas dans de nombreuses universités où, comme chez les soviétiques, tous ceux qui s’opposent à l’idéologie dominante sont considérés comme des déviants et des aliénés.


C’est ce que l’essayiste américain James Poulos appelle le « pink police state ». Cette dictature rose – qui implique autant le gouvernement, les institutions universitaires et culturelles que les grandes entreprises – est la forme que prend ce nouveau totalitarisme.


Comment lui résister ? Une bonne nouvelle pour ce qui nous concerne, c’est qu’il y a des gens qui conservent la mémoire vivante du totalitarisme communiste. Ils ont déjà vu ce genre de choses auparavant. Ils nous avertissent et nous mettent en garde contre le piège vers lequel nous nous dirigeons. Nous devons les écouter.


Vous entendrez aujourd’hui des discours et des débats qui parleront de la résistance en termes politiques. C’est important. Mais commençons par parler de la résistance culturelle, sans laquelle la résistance politique ne peut réussir.


Défendre notre culture


Nous devons d’abord recueillir et défendre notre mémoire commune et notre histoire.


Lorsque les nazis ont envahi la Pologne, leurs plans ultimes n’étaient pas simplement de gouverner la Pologne, mais de détruire la nation polonaise. Les Allemands ont cherché à le faire de la même manière que tous les totalitaires : en contrôlant la mémoire du peuple polonais. Ils devaient faire oublier aux Polonais leur histoire et leur religion.


Un jeune acteur polonais, Karol Wojtyla, s’était engagé dans la résistance patriotique. Mais il n’a pas pris une arme ! Avec ses amis du théâtre, il a écrit et joué des pièces de théâtre sur des thèmes religieux et historiques. Ces événements théâtraux se sont déroulés en secret. Si la Gestapo les avait découverts, tous les acteurs et tout le public auraient été abattus. Wojtyla et sa troupe ont littéralement mis leur vie en jeu pour maintenir vivante l’héritage culturel de leur nation.


Nous devons faire de même à notre époque. Les mondialistes essaient de faire en sorte que les nations aient honte de leur héritage, de la même manière que les communistes l’ont fait pour les masses qu’ils souhaitaient contrôler. Nous devons refuser cela ! Nous ne devons pas croire à ce mythe triomphaliste et présomptueux qui veut nous faire croire que nous vivons un âge d’or, une époque indépassable qui rendrait notre passé caduc. Au contraire, nous devons regarder ce qui se trouve autour de nous avec gratitude, et cultiver une vraie reconnaissance pour toutes les belles et bonnes choses que nos ancêtres nous ont transmises – et les défendre comme si elles nous appartenaient.


Je dois ajouter que l’idéologie de la société de consommation tente également de nous déconnecter de notre passé. Si nous ne sommes que des individus définis par nos désirs, il est plus facile de nous vendre des choses. Nous, hommes de la Résistance, nous devons déclarer que certaines choses ne sont pas à vendre ! Comme le disait Jean-Paul II, l’homme n’est pas fait pour le marché, mais le marché pour l’homme.


Renforcer nos liens de solidarité


Deuxièmement, nous devons établir et cultiver une réelle solidarité. Je ne fais pas seulement référence au célèbre syndicat polonais Solidarnosc. Je parle de quelque chose de plus intime : ces liens qui se nouent entre des petits groupes de personnes.


Dans chaque pays postcommuniste que j’ai visité, j’ai entendu la même chose de la part des anciens dissidents : les liens de solidarité noués  avec les autres leur donnaient le courage de se battre. L’année dernière, j’étais dans une pièce secrète souterraine à Bratislava, où un samizdat catholique a été imprimé pendant une décennie. Mon guide était Jan Simulcik, un historien qui, dans les années 1980, faisait partie de l’organisation clandestine qui distribuait ce samizdat. Il m’a dit que, comme tous les autres membres du mouvement, il avait peur – mais que la profonde camaraderie qui le liait à ses amis lui avait donné le courage de continuer.


Le Dr Vaclav Benda, un héros de la résistance tchèque, a travaillé pour rassembler les Tchèques, et leur rappeler qu’ils formaient un peuple. L’État démoralisait les masses en faisant en sorte que les citoyens se sentent seuls et isolées. Comme le Dr Benda l’a vu, le simple fait de reconstruire une solidarité sociale était contre-révolutionnaire. À notre époque, l’État ne nous oblige pas à choisir la solitude et l’isolement derrière nos écrans ; nous le faisons nous-mêmes. Mais nous pouvons riposter en reconstruisant nos communautés de façon très pratique.


L’humanisme ne suffira pas


Troisièmement, nous devons réinvestir notre religion. Je ne veux pas simplement dire que nous devons aller plus souvent à l’église. Nous devons plutôt être beaucoup plus radicaux que cela. Dans Le pari bénédictin, j’ai raconté comment saint Benoît de Nursie, ce jeune chrétien vivant en Italie au VIe siècle, avait répondu à l’effondrement de l’ordre impérial romain en créant une société parallèle dédiée à la prière disciplinée et au service de Dieu. Au cours des siècles suivants, les moines bénédictins ont joué un rôle absolument essentiel dans la reconstruction de la civilisation alors que  l’Europe était envahie par les barbares. Mais tout a commencé lorsque saint Benoît a développé un mode de vie véritablement chrétien, qui a pu résister aux tensions extraordinaires du début du Moyen Âge.


Dimanche dernier, j’ai fait un pèlerinage à la grotte de Subiaco où Benoît a vécu seul, en ermite. Pendant trois ans, il s’est…


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