Religions et conflits de loyauté envers l’État vus par Thomas Hobbes

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« Il apparaît évident que Hobbes aurait considéré l’implantation récente de religions étrangères comme une menace à la sécurité intérieure des pays occidentaux. »

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.


Thomas Hobbes (1588-1679) est l’un des quelques philosophes anglais étudiés dans les universités dont l’oeuvre n’annonce pas le développement ultérieur du libéralisme et de son avatar économique, le libre-échange. Hobbes a définitivement posé les bases d’un État fort, se rangeant du côté de l’absolutisme dans une Angleterre où les rois Stuart cherchaient à imiter les puissants souverains français. En ce sens, la pensée de Hobbes anticipe moins celle de son compatriote Locke (1632-1704) que celle de Rousseau (1712-1778).


Bien qu’elle reste ancrée dans un contexte historique particulier, la philosophie politique de Hobbes exposée dans le Léviathan (1651) permet de mettre en question l’évolution actuelle du multiculturalisme. Elle permet aussi de mieux comprendre l’engagement de la Coalition avenir Québec d’interdire le port de signes religieux ostentatoires pour les juges, les policiers et les enseignants. Thomas Hobbes aurait appuyé le premier ministre François Legault dans l’optique de préserver la paix sociale au Québec.


Premièrement, par son grand souci de l’unité, la pensée hobbesienne fait ressortir le contraste existant entre la manière forte de concevoir la souveraineté de l’État et le multiculturalisme comme idéologie par excellence du morcellement territorial et du retour du religieux. En effet, la lecture de Hobbes permet de mieux comprendre le caractère apolitique ou antiétatique du multiculturalisme dans les sociétés occidentales.


Deuxièmement, la pensée hobbesienne permet d’entrevoir la faillite du multiculturalisme, dans la mesure où ce dernier mène à la fin du contrat social, c’est-à-dire d’une société fondée sur l’adhésion commune à des principes universels. Thomas Hobbes aurait perçu dans le triomphe du multiculturalisme un retour à l’état de nature replongeant l’Occident dans l’esprit du bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous].


Hobbes et l’état de nature


Hobbes est l’un des tout premiers philosophes à s’être imaginé la société comme une association créée de toutes pièces par des hommes soucieux de leur autoconservation. Selon l’initiateur de la philosophie politique « contractualiste », l’homme n’était pas naturellement prédisposé à vivre en société comme le croyait Aristote. Au contraire, Hobbes pensait que l’état de nature dans lequel vivaient autrefois les hommes était un stade fondamentalement apolitique, une période plus ou moins fictive de l’histoire où rien ne leur garantissait que leurs vies seraient protégées et leurs intérêts, assurés.


Sans jamais complètement nier l’existence de droits naturels, le penseur anglais était convaincu que la création de la société politique avait été réalisée à l’encontre d’une condition primitive, contre un ensemble de lois barbares intrinsèques à l’ordre premier du monde. À l’état de nature, les hommes ne vivaient pas dans un paisible jardin d’Éden comme l’auraient pensé certains théologiens chrétiens, mais bien dans un lieu dangereux et chaotique où chacun était appelé à tuer pour préserver son intégrité et son individualité. L’homme n’était pas un animal politique, mais un fauve anarchique.


En suivant les traces de Machiavel (1469-1527), Hobbes allait opérer un bouleversement majeur dans l’histoire des idées, en substituant aux logiques naturalistes et théologiques une vision mécanique de la société. Hobbes ne pensait pas, comme les Anciens, que l’humanité devait vivre en conformité avec les lois du cosmos, mais affirmait que son devoir était de façonner la société selon sa propre volonté. De même, Hobbes ne croyait pas qu’il fallait s’en tenir à la conception judéo-chrétienne de l’histoire selon laquelle l’humanité obéit au péché originel lorsqu’elle commet des actes moralement répréhensibles. Il affirmait plutôt que l’humanité était régie par des lois immanentes, par des mécanismes matériels qu’il fallait réguler grâce à l’État.


Avec l’avènement du politique, une création ex nihilo résultant du contrat passé entre les hommes, on pouvait désormais compter sur un arbitre omniprésent, sur une force rayonnante capable d’assurer la concorde. L’État se porterait garant de la paix tant et aussi longtemps qu’il parviendrait à garder unie une population autrefois divisée.


La religion et la guerre des légitimités


La manière avec laquelle Hobbes a abordé le problème théologico-politique est cruciale pour comprendre les effets de l’idéologie multiculturaliste sur le Québec. Dans un climat social marqué par la deuxième guerre civile anglaise de 1648-1649, Thomas Hobbes a élaboré une solution au conflit de loyauté qui opposait le christianisme aux forces laïques et politiques des monarchies. Le philosophe anglais observera que toutes les allégeances n’étaient pas compatibles : quand le chrétien souhaitait une chose, le citoyen en voulait une autre. Le chrétien ne pouvait en même temps obéir à l’Église et à son souverain. Bien souvent, l’homme était partagé entre la cité céleste et la cité terrestre, une source de tension qui était en train de faire naître bien des guerres religieuses en Europe. On se souvient d’ailleurs de la pensée de Machiavel à ce sujet, lui qui considérait les chrétiens comme de faux patriotes, comme de mauvais gardiens de la cité en raison de leurs prétentions universelles détachées de toute appartenance politique.


Pour tenter de mettre fin à cette guerre des légitimités, Hobbes a élaboré un modèle de société très unitaire. Pour le penseur du XVIIe siècle, il n’était pas question que des religions entrent en concurrence avec l’État de manière à remettre en cause son rôle prépondérant. Il ne s’agissait pas d’abolir ou d’interdire les religions, mais de s’assurer, au minimum, que celles-ci demeurent soumises au pouvoir souverain. Aujourd’hui, c’est grosso modo ce que souhaite la Coalition avenir Québec. Pour Hobbes, l’octroi de « libertés religieuses » ne pouvait mener qu’à des actes de sédition. Par nature, la religion pousse à la trahison, elle vous force à obéir d’abord à Dieu, ensuite à l’État.


Dans cette optique, il apparaît évident que Hobbes aurait considéré l’implantation récente de religions étrangères comme une menace à la sécurité intérieure des pays occidentaux. De même, il aurait pensé que l’immigration massive pouvait mettre en péril la cohésion sociale, dans la perspective où certains nouveaux arrivants seraient tentés de rester entièrement fidèles à leur religion. Dans le contexte actuel, le philosophe aurait probablement prêté attention à la montée de l’islam, une religion qui s’accompagne d’un système de droit complet (la charia) en plus d’hériter de l’universalisme judéo-chrétien qu’il critiquait. En outre, Hobbes se serait méfié d’un multiculturalisme menant officieusement à l’établissement d’un pluralisme juridique et séparant le corps social en plusieurs communautés culturelles, religieuses et identitaires.


Le multiculturalisme et la division du corps social


Hobbes plaide pour la concentration de la souveraineté. Selon lui, la souveraineté est indivisible, elle ne doit en aucun cas être « répartie » ou « partagée » dans la société civile comme le veulent les libéraux désireux de limiter l’étendue du pouvoir. Seul le maintien d’un État unitaire (aussi bien dire aujourd’hui un État à la française) peut prévenir les conflits de loyauté qui traversent la population à l’état de nature. C’est une dimension malheureuse de la condition humaine : les conflits perdurent toujours sous un aspect latent.


Selon Hobbes, l’état de nature est toujours susceptible de réapparaître, notamment de manière particulièrement violente sous la forme de guerres civiles. Pour démontrer que l’ensauvagement n’était jamais bien loin, Hobbes donnait l’exemple des nations européennes qui étaient toujours prêtes à se faire la guerre, une situation que Kant (1724-1804) tentera de corriger avec son projet de paix perpétuelle. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que ce projet kantien aura été d’agrandir au maximum le territoire d’application du contrat social dans le cadre d’une grande alliance entre les nations.


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