_ À l'ombre du mur
_ Trajectoires et destin de la génération X
_ Stéphane Kelly
_ Boréal
_ Montréal, 2011, 296 pages
À l'ombre du mur. Trajectoires et destin de la génération X est un livre déroutant. Son auteur, le sociologue Stéphane Kelly, le présente comme un ouvrage «à mi-chemin entre l'essai et la monographie scientifique» dont le but est de «cerner la signification que cette génération a donnée à son destin collectif». Après François Ricard, qui avait interprété le parcours et la vision du monde des boomers dans La Génération lyrique, Kelly propose donc un exercice semblable, appliqué à sa propre génération, celle qu'on désigne par la lettre X.
L'essai de Kelly, toutefois, n'a pas l'unité de ton et de propos de celui de Ricard. Il est constitué d'une «juxtaposition d'essais» plutôt hétéroclites (notamment de longs et ennuyeux portraits fictifs de X types), dans lesquels les considérations sociologiques sont accompagnées d'opinions personnelles aux fondements fragiles.
Kelly annonce un portrait des X, mais se livre surtout à une critique conservatrice de la société québécoise d'après la Révolution tranquille, sans trop de souci chronologique. Aussi, le résultat d'ensemble est plutôt déconcertant. On en retient quelques pistes d'interprétation originales et riches, mais on reste sur notre faim.
Qui sont les X ?
En général, on identifie comme membres de la génération X les individus qui sont nés entre 1966 et 1976. Kelly élargit le bassin en y faisant entrer ceux qui sont nés à partir de la fin des années 1950. Le choix peut se défendre, mais il a le défaut de ratisser très large. Les Québécois qui sont entrés dans la vie adulte en 1990 ne s'identifient pas facilement à ceux qui y sont entrés en 1980.
Cette génération, donc, serait celle, suivant l'idée reçue, des sacrifiés, des frustrés, des individualistes. Kelly, en choisissant la métaphore du Mur, corrobore cette vision. «Le Mur, écrit-il, surgit à mon esprit comme un symbole puissant illustrant les nombreux obstacles qui sont venus briser l'élan que la génération précédente avait imprimé à la société.»
Les X viennent au monde dans une société animée par «un puissant mouvement antiautoritaire» qui mine les institutions traditionnelles. Ils assistent à une «critique sociale dévastatrice du modèle parental traditionnel», à une révolution scolaire qui transforme l'école «méritocratique» en une école de l'expression et de la créativité et à un affaissement de la vieille éthique chrétienne.
Obsédée par le changement perpétuel, la société dans laquelle sont élevés les X adhère à une nouvelle «éthique thérapeutique» qui rejette le sens de l'effort et l'approche répressive au profit du plaisir, du bien-être personnel et du culte de l'expression. Elle détruit le Mur autoritaire, mais elle en érige un nouveau qui «isole les nouvelles générations de la chaîne des générations qui les ont précédées», privant ainsi les X des «repères sûrs du passé». Le monde qui les attend, explique Kelly, «exigera pourtant de la patience, de la discipline, du caractère et de la prudence», toutes choses auxquelles les X auront été mal préparés.
Ils tarderont, d'ailleurs, à «s'installer» dans la vie. Ils quitteront le domicile familial plus tard que leurs prédécesseurs, fréquenteront l'école plus longtemps et reporteront l'engagement conjugal et la parentalité. Le contexte économique des années 1980 ne facilitera pas non plus leur entrée sur le marché du travail.
Déception
«La génération X, note Kelly, s'engage dans la vie adulte avec un vif sentiment de déception et de trahison.» L'élan de libération des années 1960 a fait place à un «imaginaire de la survie». L'échec référendaire de 1980 suscite la déprime, une crise économique restreint les possibles, la crainte du nucléaire et d'un désastre écologique se répand, la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés nourrit le communautarisme plutôt que le sens du bien commun et l'éthique thérapeutique incite chacun à se transformer en victime pour jouir de la reconnaissance sociale.
Tout, dans ce contexte, incite à la dépolitisation. Le réformisme de gauche, qui avait été l'idéologie de référence des Trente glorieuses (1945-1973) en Occident, est alors remplacé par une forme de darwinisme social, dans lequel le sens de l'idéal ou du bien commun s'efface devant des intérêts qui s'affrontent dans une lutte pour la survie.
Ceux qui s'en sortent, d'ailleurs, se livrent à un dénigrement des autres, les inaptes. Kelly attribue même le succès du film Elvis Gratton à cette attitude des «élites mondialisées» envers le peuple. Cette interprétation est pour le moins douteuse. Dans ce film, en effet, Falardeau ne fustige pas l'ancien Canadien français trop attaché à ses traditions, mais plutôt, justement, ceux qui croient avoir dépassé ce statut en se mondialisant, c'est-à-dire en s'américanisant. C'est le soi-disant «winner» qu'il ridiculise. Si l'élite de l'époque a pu voir dans ce film un réjouissant mépris du peuple, elle doit cette interprétation à son propre aveuglement, que Kelly semble ici reconduire.
Les propos du sociologue sur l'école ne sont pas plus avisés. Il décrit l'école publique comme un champ de ruines et l'école privée (pourtant soumise aux mêmes réformes) comme un modèle de rigueur, tout cela sans démonstration et en laissant entendre que le choix du privé, fidèle à l'école d'hier (ce qui est faux), est rationnel, alors qu'il coïncide plutôt, lui aussi, comme le reste, avec la montée du darwinisme social. La popularité de l'école privée, en d'autres termes, contrairement à ce que suggère Kelly, n'est pas un effet des ratés objectifs de l'école publique, mais l'expression d'une adhésion à une forme d'apartheid social, qui participe de ce que déplore le sociologue plutôt qu'il ne permet de s'y soustraire.
Kelly, au fond, au nom d'un conservatisme philosophique modéré, critique l'éthique thérapeutique et la fuite en avant moderniste qui auraient caractérisé le Québec depuis 1960. Les X ne lui servent que de prétexte pour ce faire, puisque c'est la société dans son ensemble qui a été affectée par cette évolution, que le sociologue tente de comprendre en la déplorant, parfois à tort, parfois à raison.
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louisco@sympatico.ca
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