Essais québécois

Qui sont les vrais éteignoirs ?

"Les éteignoirs, Essai sur le «nonisme» et l'anticapitalisme au Québec"

S'il est un discours qui m'insupporte au plus haut point, c'est bien celui selon lequel le Québec souffrirait d'immobilisme par la faute de militants frustrés qui s'acharnent à empêcher son développement. L'affaire est presque ironique. Les petits, se plaint-on, empêcheraient les gros de faire avancer le Québec, et ce, au détriment du bien commun. Il s'agit d'un renversement radical du discours de gauche: aux progressistes promoteurs qui ont à coeur l'avenir d'un Québec prospère s'opposeraient, suivant cette logique, des éteignoirs gauchistes dont l'idéologie engendre la pauvreté.
Dans Les Éteignoirs. Essai sur le «nonisme» et l'anticapitalisme au Québec, le professeur Marc Simard se fait le porteur de ce nouveau progressisme de droite. Selon lui, pulluleraient au Québec des opposants professionnels qui, animés par un anticapitalisme primaire, feraient avorter «tout projet de développement économique». Pour justifier sa dénonciation des militants hystériques, Simard joue les éclairés. L'opposition citoyenne peut être bénéfique et «la critique est nécessaire dans une démocratie en santé», suggère-t-il, mais le problème est que nous assisterions, actuellement, à une tendance systématique qui rend cette opposition «néfaste et improductive».
Sa démonstration insiste particulièrement sur quatre dossiers: le projet Rabaska, la construction de condos dans Saint-Henri, le projet Rupert et l'augmentation des droits de scolarité. Sans se rendre compte de la contradiction que constitue une telle conclusion, il finira par admettre que tous ces projets iront de l'avant. À quoi bon, alors, monter en épingle la capacité de nuisance de leurs opposants?
C'est que Simard, au fond, qui prétend que «tout parti pris idéologique doit être écarté de ce genre de débat», mène une lutte... idéologique en faveur du libéralisme économique. Tout à sa vérité selon laquelle l'économie de marché est le seul système à même d'engendrer une saine croissance et un solide développement socioéconomique, il traque tous ceux qui remettent ce credo en question en les assimilant aux rétrogrades propriétaires québécois du XIXe siècle qui ont mené une bataille contre la taxe scolaire et, par conséquent, contre les écoles.
Pour défendre sa thèse, Simard n'hésite pas à tourner les coins rond. Il cite, par exemple, un sondage de L'Actualité dans lequel 32 % des répondants affirmaient ne pas être d'accord avec l'énoncé suivant: «La liberté d'entreprise et l'économie de marché constituent le meilleur système pour assurer l'avenir du monde.» Il en conclut «qu'un Québécois sur trois serait favorable à la mise en place d'un système économique non capitaliste, c'est-à-dire ne reposant pas sur l'entreprise privée ni sur l'économie de marché». Cette conclusion est franchement abusive. En ajoutant une nuance à l'énoncé, par exemple en suggérant qu'une intervention étatique est nécessaire à la régulation de l'économie de marché, on aurait certainement obtenu un résultat différent. Aussi, se servir de ce sondage pour se désoler de l'anticapitalisme primaire de beaucoup de Québécois frise la malhonnêteté.
Pour reprendre une formule de Lionel Jospin, on peut affirmer que la plupart des Québécois disent oui à l'économie de marché mais non à la société de marché. Ils ne sont pas anticapitalistes primaires; ils refusent le capitalisme primaire.
Des procédés douteux
Pour illustrer «le rapport ambigu à l'argent qu'entretiennent nombre d'intellectuels québécois», Simard use encore d'un procédé douteux en faisant d'un essai de l'anthropologue Denis Blondin le résumé du point de vue des intellectuels en général. Or, Simard le souligne lui-même, l'essai très critique de Blondin à l'égard du rôle de l'argent dans nos sociétés est «passé inaperçu». Méchante influence!
Il faut dire que Simard fait une drôle de lecture des médias québécois. Il répète à quelques reprises, en effet, que «la gauche bien pensante» y tient le haut du pavé, voire qu'elle impose «son hégémonie dans le discours public et médiatique au Québec». Ah oui? Où ça? Certainement pas à La Presse, au Soleil, au Journal de Montréal, à TQS ou à TVA. Au Devoir? La gauche québécoise y a une voix, mais elle n'est pas seule. À Radio-Canada? Homier-Roy, LeBigot, Maisonneuve, Desautels et Charette seraient-ils des gauchistes? Soyons sérieux.
Or, en matière de débats socioéconomiques, être sérieux signifie, entre autres, reconnaître la nature nécessairement idéologique des diverses prises de position, ce qui n'exclut pas un devoir d'honnêteté. Idéologique, Simard l'est pleinement quand il déclare fausse l'affirmation selon laquelle les écarts de revenus entre les riches et les pauvres augmentent. Citant une recherche de Statistique Canada, Gilles Drouin, dans la Revue Notre-Dame d'octobre 2007, constate que les années 1990 ont vu la classe moyenne s'effriter vers le bas et «que l'écart entre les très riches et les très pauvres s'est agrandi entre 1989 et 2004». Citant lui aussi Statistique Canada, Éric Desrosiers, dans Le Devoir du 22 octobre, évoque «le grand fossé» et explique que la forte croissance économique des dernières années a carrément échappé «à presque la moitié de la population la moins riche». Simard, lui, insiste plutôt sur le fait que les pauvres d'aujourd'hui sont moins pauvres que ceux d'il y a un siècle. Ce n'est pas faux, mais c'est court et tendancieux.
Son argumentation concernant les droits de scolarité n'est pas plus convaincante. Il affirme que des droits peu élevés constituent une injustice parce qu'ils ont pour effet de faire financer les études des futurs privilégiés par tous, dont la classe moyenne. Il cite même Bourdieu hors contexte pour appuyer son point de vue. Or, s'il est vrai que les diplômés tireront un bénéfice de leurs études, il est aussi vrai qu'ils contribueront grandement, par leurs compétences, mais aussi par leurs impôts, au bien-être socioéconomique et culturel de la collectivité. De plus, soutenir qu'une augmentation des droits de scolarité ne nuira pas à l'accessibilité universitaire au Québec est très contestable. Simard reconnaît lui-même que 12 % des étudiants en seraient affectés (ce n'est pas négligeable, dans une logique de croissance économique) et une récente étude du ministère de l'Éducation (voir Le Devoir, 24 octobre 2007) conclut à une baisse de fréquentation de 10 % en cas d'ajustement des droits sur la moyenne canadienne.
Souvent amusant quand il fait le portrait d'une certaine gauche-réflexe, mal dégrossie et adolescente, Simard l'est moins quand il assimile toute contestation qui n'est pas strictement libérale à de la réaction. Les éteignoirs, ne serait-ce pas plutôt ceux que la démocratie fatigue quand elle nuit à leurs intérêts de possédants soi-disant lucides?
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louisco@sympatico.ca
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Les éteignoirs, Essai sur le «nonisme» et l'anticapitalisme au Québec
Marc Simard, Voix parallèles, Montréal, 2007, 158 pages


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