Pourquoi ces élections sont emmerdantes?

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« Mais tout cela ne représente peut-être, pourtant, que le stade final de la vie provinciale. »

La démocratie contemporaine semble écartelée. D’un côté, c’est sa part poétique, elle se présente comme le meilleur régime dans l’histoire humaine, ce que personne ne conteste, s’honorant de la plus grande promesse qui soit: permettre à une collectivité de maîtriser son destin. De l’autre, c’est sa part prosaïque, elle semble aujourd’hui engagée dans une dynamique de morcellement infinie, le peuple s’égrenant en milliers de groupes dispersés, que les stratèges politiques appréhendent comme autant de catégories électorales à satisfaire, en répondant à leurs besoins par des mesures ciblées, qu’il s’agisse de mesures financières spécifiques ou de nouveaux droits à accorder. On passe ainsi, pour le dire de manière exagérément schématique, d’une politique où de grands projets s’affrontaient à une autre où les partis présentent des catalogues de mesures spécifiques.


Les pessimistes nous diront que c’est inévitable: la société contemporaine ne se perçoit plus à la manière d’un destin partagé. On ne lui parle plus avec le langage de l’histoire mais avec celui de la gestion. La politique cultive moins le désir du bien commun qu’elle ne s’engage à faciliter la vie quotidienne de la population – c’est la politique au pays de la vie ordinaire, comme dirait l’autre. Le citoyen s’efface devant l’individu, qui s’enferme avec une certaine paresse dans sa vie privée, qui trop souvent, prend la forme d’une prison dorée. On serait en droit de voir dans cela une forme de lassitude démocratique. L’heure des grandes querelles semble derrière nous. Pascal Bruckner a déjà parlé, en ce sens, de mélancolie démocratique. Certains diront qu’il ne faut pas exagérément s’en plaindre: les passions politiques peuvent conduire au meilleur, certes, mais aussi au pire.


Mais tout cela ne représente peut-être, pourtant, que le stade final de la vie provinciale. Car à ceux qui disent que la politique s’est essoufflée, qu’elle n’est plus passionnelle, qu’elle ne se situe plus à l’échelle de l’histoire et des enjeux de civilisation, et que partout, elle fait bailler, il faut tout simplement suggérer de sortir sa tête du bocal québécois et de voir qu’à travers le monde, elle s’investit à nouveau d’une charge existentielle, non plus sur le registre de l’utopie, toutefois, mais sur celui du tragique. Qu’il s’agisse du Brexit, de la crise catalane, ou plus largement, de la crise migratoire qui secoue le continent, qui suscite de vastes affrontements politiques entre conceptions concurrentes de l’Europe, le vieux monde nous rappelle que la politique n’est pas qu’une manière de gérer les besoins quotidiens d’une société mais une manière de s’inscrire dans le monde, et un espace où s’affrontent des philosophies différentes de l’existence.


L’être humain est un être politique: c’est une part essentielle de son être qu’il engage dans la cité. Elle ne peut se déployer ni s’épanouir ailleurs, ce qui ne veut pas dire qu’il épuise ses aspirations existentielles dans la condition politique, naturellement. La société de consommation, de ce point de vue, le condamne à une privation existentielle – elle le coupe d’une part vitale de sa nature, elle atrophie son âme et le condamne à une existence diminuée. La fiction idéologique d’une société délivrée du politique et seulement régulée par le marché et le droit a par ailleurs la fonction de masquer les rapports de pouvoir et la possibilité d’en débattre en les invisibilisant. Elle présente comme un état de fait, relevant de la nature des choses, certaines contraintes idéologiques qui pèsent pourtant sur la vie des peuples, mais qu’ils n’ont plus le droit de questionner. En contestant cette fiction, on redécouvre alors la démocratie dans sa meilleure part, lorsqu’elle permet de délibérer ouvertement des finalités investies dans la communauté politique.


On le dit et le redit, les présentes élections québécoises sont emmerdantes. C'est qu'à première vue, elles sont absolument gestionnaires. Elles ne portent sur rien d'essentiel, de transcendant. Elles parlent à l'individu consommateur de services, pas au citoyen traversé par les grandes questions de notre temps. De ce point de vue, la politique québécoise redeviendra passionnante le jour où elle se dégagera du prisme gestionnaire qui pousse au rabougrissement des consciences. En d’autres mots, la politique redeviendra passionnante lorsqu’elle redeviendra politique.