Il y avait un embouteillage mardi sur la petite départementale 396. Cette charmante route de la Haute-Marne qui serpente entre les champs fraîchement labourés est celle qui relie Colombey-les-Deux-Églises à l’autoroute A5 arrivant de Paris. C’est là qu’ils s’étaient tous donné rendez-vous. En ce jour anniversaire de son décès, on faisait la queue au cimetière pour honorer la tombe du général de Gaulle.
Le cinquantenaire, c’était pourtant l’an dernier ! Mais à cinq mois de l’élection présidentielle, le pèlerinage était de circonstance. Du premier ministre aux prétendants à la candidature de la droite (LR), il fallait presque prendre un numéro pour se recueillir devant la croix de Lorraine. Même la candidate socialiste, Anne Hidalgo, avait fait le déplacement, elle dont le parti traitait autrefois de Gaulle de « dictateur », après qu’à son retour au pouvoir en 1958, les communistes l’eurent traité comme de raison de… fasciste.
Comme quoi il ne faut pas trop s’inquiéter de ces noms d’oiseaux qui n’expriment la plupart du temps que l’inculture politique et le manque de vocabulaire de ceux qui en usent à répétition. De Gaulle, lui, n’en manquait pas, de vocabulaire. Ce n’était pas l’homme de la langue de bois.
Les Québécois sont les premiers à le savoir, eux que le Général considérait comme un peuple digne d’aspirer à l’indépendance, quitte à bousculer tous les usages. Le Québec « a l’étoffe d’une nation souveraine ; il en a la cohésion culturelle », disait-il.
Il y a quelque chose d’obscène à constater que, « de gauche ou de droite, tous sont désormais gaullistes », alors que, « depuis cinquante ans, pourtant, tous ont oublié les leçons du Général », écrivait notre collègue du Figaro Christine Clerc. Mais de Gaulle ne se faisait pas d’illusions. Il l’avait même prévu : « un jour, on s’accrochera à nos basques pour sauver la patrie », disait-il.
Pourtant, s’il réapparaissait, le père des Trente Glorieuses passerait pour un affreux conservateur, pour ne pas dire un personnage d’extrême droite. D’abord par sa façon de s’inscrire dans l’histoire longue. On connaît cette anecdote où, s’énervant devant un ambassadeur britannique, il lui lança : « Ça fait mille ans que je vous le dis ! » À son fidèle Alain Peyrefitte, de Gaulle n’hésitait pas à dire que, s’il venait au Québec, c’était pour « payer la dette de Louis XV ». Au fond, l’homme du 18 juin tutoyait toute l’histoire de la France, celle de l’Ancien Régime comme celle de la Révolution, « du sacre de Reims à la fête de la Fédération », selon la formule consacrée de l’historien Marc Bloch.
Féru de littérature, « hanté par la France », dit Malraux, de Gaulle savait que les civilisations traversent les âges et qu’elles nous dépassent tous. Cette civilisation, elle s’incarnait avant tout dans la nation française qu’il défendit pied à pied contre les empires, peu importe qu’ils prennent la forme de l’invasion allemande, de la mainmise américaine ou du péril démographique. Car de Gaulle était d’abord attaché à une identité, à des mœurs et à une culture.
N’aurait-il pas confié à Peyrefitte que, s’il avait tranché le nœud algérien au péril de sa vie, c’était pour que Colombey-les-Deux-Églises ne devienne pas « Colombey-les-deux-Mosquées » ? Le calcul était simple. Mais il fallait le courage d’en tirer les conséquences. « J’aimerais qu’il naisse plus de bébés en France et qu’il y vienne moins d’immigrés », confiait-il aussi à l’oreille de son premier ministre, Georges Pompidou. Comme René Lévesque qui pourfendait les « Rhodésiens de Westmount », nul doute que, pour cette liberté de ton, de Gaulle serait aujourd’hui lynché sur Internet, condamné à la mort sociale et poursuivi devant les tribunaux.
Pourtant, personne n’a plus respecté le peuple. Solitaire dans le combat, souvent contre ses propres compatriotes, il fut le seul à avoir le courage de les consulter régulièrement par référendum et à laisser sa place dès qu’il se sentit désavoué. Bref, tout le contraire d’aujourd’hui, où la politique consiste trop souvent à s’inspirer de l’air du temps en s’accrochant au pouvoir. Ce n’est pas un hasard si de Gaulle détestait les partis politiques.
Autres temps, autres mœurs. Les antifascistes d’hier risquaient la torture et la mort. Ils partaient au combat la fleur au fusil pour défendre leur patrie. Ceux d’aujourd’hui lynchent leurs professeurs sur Internet dissimulés derrière des pseudonymes ou déboulonnent des statues sans jamais rien risquer.
Ainsi le veut la nouvelle logique « progressiste », pour ne pas dire consumériste, qui tous les dix ans repousse dans les limbes de la réaction les idées qu’elle portait aux nues hier encore. Au contraire, ce qu’on admire chez de Gaulle, c’est cette fidélité à quelques grandes idées qui élèvent les âmes et traversent le temps. Et si c’était lui, le vrai moderne ?