Situation inédite pour l'OTAN qui voit un de ses membres, la Turquie, se fournir en armes auprès de la Russie. Un positionnement qui place l'Europe dans une situation complexe entre condamnation unanime des Etats-Unis et enjeux géopolitiques russes.
67 ans après son adhésion, l'un des membres les plus stratégiques de l'OTAN - la deuxième alliance de l'Alliance atlantique qui abrite les quartiers généraux de bases militaires du Pacte, y compris Incirlik, qui héberge les armes nucléaires américaines – refuse de remplir ses obligations stratégiques inhérentes à son appartenance à l’OTAN et se rapproche de l’ennemi juré de l’Alliance qu’est la Russie. Malgré les protestations des Etats-Unis et de plusieurs responsables et pays de l’OTAN, le ministère de la Défense d'Ankara vient de confirmer qu'il a reçu la première partie du système de défense aérienne russe S-400 et que les livraisons se poursuivraient dans les prochains jours. Washington a immédiatement menacé de lancer des de sanctions et de suspendre les accords de défense américano-russes concernant les F-35 américains.
Un contentieux américano-turc qui ne date pas d’hier
Le moins que l’on puisse dire est que l'accord sur le S-400 - le premier jamais signé entre la Russie et un pays de l'OTAN - a suscité des doutes quant à l’évolution « anti-américaine » de la politique étrangère du président turc Reep Taiyyp Erdogan. Il est vrai que ce dernier est de plus en plus enclin, depuis le coup d’Etat militaire manqué du 15 juillet 2016, à se rapprocher de la Russie afin d’« équilibrer » ses relations jugées décevantes avec les Etats-Unis. On se souvient que le néo-Sultan Erdogan avait alors tenu les Etats-Unis pour responsables de l’attentat manqué perpétré - selon le président turc - par le mouvement Hizmet de l'imam Fethullah Gülen, l’ennemi personnel d’Erdogan exilé en Pennsylvanie et que Washington refuse obstinément d’extrader vers la Turquie. Le fait que la première tranche des S-400 ait été livrée à bord de trois avions cargo sur la base aérienne de Murted n’est d’ailleurs aucunement dû au hasard : cette même base, jadis nommée Akinci et tout juste rebaptisée afin de favoriser l'oubli, fut justement l'un des trois centres d'organisation du coup d'État militaire raté contre le néo-Sultan….
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En fait, le contentieux entre Ankara et les Etats-Unis a pris ses racines en 2003 (certains disent même depuis la « guerre du Golfe » de 1990), lorsque l’agression anglo-américaine de l’Irak de Saddam Hussein et le vide ainsi créé avec l’implosion de l’Etat baathiste ont permis aux Kurdes revanchards d’instaurer un Etat de facto indépendant aux portes de la Turquie voisine. Plus récemment, en Syrie, les Etats-Unis sont allés encore plus loin dans leur alliance militaire avec les Kurdes séparatistes de Syrie (YPG/FDS), encore plus proches des Kurdes de Turquie puisque liés au PKK kurde turc, ennemi suprême non seulement d’Erdogan et des islamo-nationalistes au pouvoir à Ankara mais de tous les nationalistes turcs, y compris kémalistes-laïques et bien sûr militaires. Tous ont vu dans l’alliance américano-kurde en Syrie et en Irak un casus belli. D’où l’aide de la Turquie aux rebelles islamistes sunnites syriens liés à Al-Qaïda et même à Daech (ennemis des Kurdes) jusqu’à une période très récente...
Rompre avec l’allié turc et l’exclure de l’OTAN ? Rien n’est moins sûr Certes, la livraison des S-400 russes à la Turquie n’a rien de surprenant, elle était prévue depuis des mois, et elle n’a rien de formellement illégal, puisqu’aucun traité international ni même turco-étatsunien ne l’interdit. De fortes tensions sont toutefois en train d’ébranler l'OTAN: Washington a maintes fois averti Ankara que l'achat du système S-400 – (estimé à environ 2 milliards de dollars) - était totalement incompatible avec l’étroite coopération existante entre membres de l'OTAN et en particulier entre pays qui utilisent des systèmes de défense liés à la détention de F-35 américains. Les États-Unis ont par conséquent et sans surprises averti Ankara que les futures livraisons américaines liées au programme des F-35 seront suspendues et qu’il serait interdit à Ankara à l’avenir de participer aux programmes de production du chasseur-bombardier. Précisons en passant que la formation des pilotes turcs pour le F-35 a déjà été suspendue par Washington qui n'a d’ailleurs jamais livré les cent F35 qu’Ankara a pourtant déjà payés. Les Etats-Unis menace aussi à tout moment de lancer des sanctions contre l'(ex)allié turc dans le cadre de la Caatsa, une loi de 2017 par laquelle Washington a déjà sanctionné l'Iran, la Russie et la Corée du Nord. Pour sa défense, le gouvernement turc a déclaré officiellement que le choix du matériel de défense relevait de la souveraineté nationale et que les États-Unis avaient de toutes façons déjà refusé de fournir quant à eux le système antimissile Patriot. Certes, Washington a ensuite changé d’avis, mais Ankara a depuis estimé que l’offre ne répondait pas aux conditions requises. 12 juillet 2019.
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C'est dans ce contexte que l'approche de la Russie de Poutine a trouvé un terrain d’autant plus fertile que la Turquie - de plus en plus hostile à l’Occident et « déçue » de son allié américain trop proche des Kurdes honnis - a longtemps été conçue pour bloquer l’accès de la Russie tsariste puis soviétique aux Mers chaudes et du Sud (Méditerranée, Mer Noire). Malgré le refroidissement américano-turc, visible depuis les deux guerres anglo-américaines contre l’Irak et leur aide considérable aux forces séparatistes kurdes, Washington a en réalité toujours essayé de ménager la Turquie, tant en appelant l’Union européenne à intégrer ce pays en son sein, qu’en lâchant une partie des forces kurdes de Syrie depuis 2018 (à l’ouest de l’Euphrate), puis en refusant de sanctionner Ankara pour son soutien aux organisations islamo-terroristes en Syrie et à Gaza (Daech, Al-Qaïda et Hamas). Malgré tout cela, et sachant que Washington et Ankara partageaient jusqu’à peu une même aversion envers le régime de Bachar al-Assad et soutenaient tous deux certaines milices sunnites islamistes syriennes (ASL), l’actuelle alliance turco-russe aurait encore semblé totalement inimaginable fin 2015, lorsque l'aviation turque abattit un Sukhoi russe. Finalement, une seule année aura suffi pour sembler faire renverser totalement la plus puissante des alliances régionales. Le théâtre du certes très cynique et peut être momentané dégel russo-turc, mené d’une main de maître par Vladimir Poutine, furent les processus d’Astana (accord russo-turco-iranien de désescalade militaire en Syrie rival du schéma onusien et occidental) et le « processus de paix" syrien (plus politique) de Sotchi, mis en place également par le trio Téhéran, Moscou et Ankara. C’est d’ailleurs à la suite de ces accords tripartites et du rapprochement en 2017 de la Turquie avec la Russie et l’OCS (organisation de la Conférence de Shanghai, sorte d’anti-OTAN créée en 2001 par le tandem russo-chinois) qu’Erdogan s’est décidé à franchir le rubicon géostratégique en achetant le système S400, donc en rejetant l’hypothèse des missiles patriotes américains qui, selon l’OTAN, seraient pourtant les seuls compatibles avec l’équipement militaire de l’alliance.
La Turquie d’Erdogan : acteur du monde multipolaire et casse-tête pour l’Otan et l’UE
Certains voient la volte-face stratégique apparente du néo-Sultan turc-ottoman une sorte de folie géopolitique, fruit de « l’obscurantisme » ou de la « mégalomanie » d’un « tyran » qui révélerait peu à peu son « vrai visage » anti-occidental et autoritaire. D’où un rapprochement avec la Russie, fer de lance du nouveau monde multipolaire et « désoccidentalisé », le Vénézuéla, l’Iran, la Chine, le Qatar, etc. En réalité, la politique de « pouvoir global » imaginée par Erdogan et ses conseillers stratégiques n’est pas aussi binaire et stupide qu’il n’y paraît. Elle a pour objectif de faire - ou refaire – de la Turquie la « porte de l'Est », un pays géopolitiquement multidirectionnel car pleinement souverain qui pourrait se permettre de regarder vers Moscou et vers l'OTAN à la fois sans jamais réellement devoir choisir. Position géostratégique exceptionnelle oblige.
Il est vrai qu’un pays dont les ambitions ne sont plus seulement régionales mais mondiales n’a pas à être prisonnier d’une seule alliance et d’une seule voie. Il est également vrai que l'ombre des sanctions américaines (qui pourraient aller de l'exclusion du système financier américain à la limitation des exportations) risque d’aggraver la situation de la Turquie d’Erdogan qui connaît depuis un an une grave crise économique. Et ces sanctions risquent de rendre Ankara encore moins attrayante en tant que bénéficiaire d'investissements étrangers. En réalité, la Turquie et ses dirigeants nationalistes-islamistes/néo-ottomans cultivent à merveille l'arme du chantage stratégique dont ils disposent par le simple fait d’abriter des bases de l'OTAN. L’idée est que la détention de telles bases, y compris celles abritant un arsenal nucléaire, rend de façon quasi certaine - quoi qu’il arrive, tant qu’Ankara sait ne pas aller trop loin - la Turquie incontournable. Le calcul d’Erdogan consiste donc non pas à rompre réellement avec les Etats-Unis, mais à jouer sur plusieurs tableaux contradictoires à la fois afin d’engrenger des dividendes de chaque côté. On rappellera en passant que c’est la même Turquie d’Erdogan qui maintient une alliance officielle avec l’Etat d’Israël et coopère encore avec Tsahal tout en finançant et protégeant diplomatiquement le Hamas à Gaza… Jusifiant son rapprochement avec Moscou par des motivations économiques, le ministre turc de l'Industrie, qui s'exprimait devant le forum turco-russe d'Ekaterinbourg, a identifié la semaine dernière 100 milliards d'euros d'échange par an comme « prochain objectif », la contrepartie russe se vantant de l’arrivée prochaine « d’investissements substantiels » à long terme en Turquie. Et il ne faut pas oublier que parmi les très gros atouts dont dispose la Turquie, il y a les gazoducs TurkStream et la centrale nucléaire d’Akkuyu. Concrètement, que peuvent faire les Etats-Unis face à un pays qu’ils risquent soit de perdre « modérément », dans le cadre de cette « diversification géostratégique et économique » qu’ils sont sommés d’accepter, soit totalement, si Trump et son administration décident de sanctionner lourdement la Turquie ou demandent son exclusion, presque impossible, de l’OTAN ? Pas grand-chose. Sauf si Trump est prêt lui aussi à bluffer en faisant à Erdogan une « proposition qu’il ne pourra pas refuser ».
En guise de conclusion
Notons la Turquie n’est pas seulement en froid avec les Etats-Unis, mais également avec l'Union européenne qui discute actuellement de l'hypothèse de sanctions à l'encontre « d'Ankara pour ses "activités illégales" de forage pétrolier dans les eaux de Chypre, suite à la grave crise qui a opposé, en 2018, le gouvernement de la République de Chypre et un navire pétrolier de la compagnie italienne ENI à la marine turque. Certes, les réactions de l’UE face à la Turquie qui occupe et colonise, depuis 1974, 37 % de l’île de Chypre puis viole régulièrement les espaces aériens et maritimes de la Grèce, sont plus que timides. La Turquie et l'Union européenne se sont également opposées au sujet des droits du dirigeant politique kurde Selahattin Demirtaş, emprisonné pour « terrorisme » sans fondement puisqu’à la tête d’un parti démocratique. Dans un arrêt, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a d’ailleurs dénoncé la détention provisoire du dirigeant kurde. Dans l’indice de la démocratie établi par Freedom House, la Turquie est carrément classée parmi le groupe des pays "non libres" qui « s’acquittent plus mal de leurs tâches que des pays partiellement libres" comme le Mali, le Nicaragua et le Kenya. Sans surprises, depuis la dérive autoritaire d’Erdogan et les purges massives que le pouvoir d’Ankara a déclenchées en représailles à la tentative avortée de putsch contre le « reis » turc, les citoyens européens sondés sont de plus en plus hostiles à l’adhésion de la Turquie à l’UE : seuls 8% y sont encore favorables en France ; 5% en Allemagne, 8% au Royaume-Uni ; 5% au Danemark, 7% en Suède, 5% en Finlande. Forte de ce constat, et échaudée par des menaces et insultes récurrentes d’Erdogan à l’endroit de l’Allemagne et de sa personne (en raison de l’accueil d’opposants kurdes-turcs à Erdogan), la chancelière allemande Angela Merkel a quant à elle annoncé en septembre 2017 qu'elle tenterait de mettre fin aux négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Plus récemment, c’est Johannes Kahn, l’ex-commissaire européen en charge de l'élargissement, qui a lui-même déclaré, lors d'un entretien avec Die Welt : « Je pense qu'à long terme, il serait plus honnête que la Turquie et l'Union européenne empruntent de nouvelles voies et mettent fin aux négociations d'adhésion (...) L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne n'est pas réaliste dans un proche avenir ". On pourrait rectifier légèrement la phrase : « pas réaliste » tout court, et « ni dans l’intérêt de la Turquie national-islamiste que dans celui de l’Europe ».