Peuple québécois, puis-je compter sur ta solidarité?

Chronique de Djemila Benhabib


Vous avez été très nombreux, à travers tout le Québec et même au-delà, à me témoigner votre appui dès la parution de mon livre Ma vie à contre-Coran. Une femme témoigne sur les islamistes pour saluer mon courage et ma détermination face à mon combat contre l'hydre islamiste et ses tentacules.
J'ai rencontré plusieurs d'entre vous, d'un bout à l'autre du Québec, pour partager mes réflexions et mes aspirations. Je parcours des milliers de kilomètres pour honorer vos invitations et échanger de grands et de petits moments de bonheur. Au fil du temps, une proximité s'est installée entre vous et moi. Est-ce pour cela qu'aujourd'hui j'ai envie de vous interpeller directement pour partager avec vous mes terribles inquiétudes? C'est fort probable.
Des inquiétudes qui me rongent l'esprit. Des inquiétudes qui me tiennent éveillée des nuits entières. Des inquiétudes qui obscurcissent des jours heureux qui ont un parfum de printemps. Des inquiétudes qui me rappellent les jours les plus sombres de ma vie, en Algérie, lorsqu'au tout début des années 1990, un parti politique du nom de Front islamique du salut et ses armées menaçaient de prendre le pouvoir et de voiler toutes les femmes de mon pays. Le projet politique du FIS pouvait se résumer en une phrase: l'islam est religion et État et la charia est notre Constitution. La charia, qui se fonde sur la supériorité du musulman sur le non-musulman et la supériorité de l'homme sur la femme. En découle, entre autres, la condamnation à mort des apostats comme moi.
Enjeu politique
L'islamisme politique est une idéologie misogyne, sexiste, xénophobe et homophobe qui porte en elle la haine et la violence. Dans ce contexte, les violences à l'égard des femmes sont monnaie courante, car les islamismes s'attaquent aux corps des femmes, qui sont devenus un enjeu politique. Au printemps de l'année 1994, j'habitais à Oran, en Algérie. J'avais 21 ans et des rêves plein la tête. Cette ville m'a collé à la peau pendant longtemps. J'y ai fréquenté ses quartiers de bout en bout, des minables aux plus raffinés, me suis pavanée sur ses boulevards bordés de palmiers et me suis laissé bercer par ses musiques et ses vagues en cultivant secrètement, mais non candidement, le goût de la rébellion.
Un jour, tout cela s'est arrêté. La ville qui m'a vue grandir ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été. Le 10 mars 1994, Abdel-Kader Alloula, ce géant du théâtre, venait d'être assassiné, et Oran avec lui. À la même période, le Groupe islamique armé (GIA) a ordonné aux femmes de mon pays le port du voile islamique. Deux options s'offraient à nous: dissimuler nos corps dans des cercueils ambulants ou résister. Certaines ont résisté et ont été assassinées. Ce fut le cas de Katia Bengana, une jeune lycéenne, âgée de 17 ans, assassinée le 28 février 1994 à la sortie de son lycée à Meftah.
Ce jour-là, j'ai compris que ma vie dépendait de la mise en échec de cette idéologie de la mort, que sa victoire sera ma négation, que sa progression sera mon enfermement. J'ai compris aussi que mon corps portera pour toujours, à tout jamais, les marques indélébiles de cet affrontement si inégal. Ce n'est pas un hasard si le FIS en Algérie a imposé le voile islamique et a assassiné des militantes féministes ou de simples femmes avec une sauvagerie inouïe. Des têtes nues ont été tranchées à la hache, au sabre, au couteau, à la lame et même à la tronçonneuse.
Je l'ai toujours dit et je le répète encore aujourd'hui: le voile islamique n'est pas un simple vêtement. Il est un élément parmi tant d'autres de tout un système de valeurs qui est incompatible avec nos choix démocratiques. L'attachement de certains, voire leur entêtement, à le porter traduit l'état de misère dans lequel a sombré vertigineusement le monde arabe et musulman depuis une trentaine d'années. Le voile islamique est devenu, ici, en Occident, le premier pilier de l'islam alors que de plus en plus de femmes en Iran, au Soudan, en Arabie saoudite et en Afghanistan le condamnent au péril de leur vie.
Chapitre douloureux
Lorsque j'ai quitté l'Algérie, je ne connaissais rien du Québec. Une chose était sûre, je pensais laisser la terreur islamiste loin derrière moi. Je ne pensais jamais qu'un jour je rouvrirais ce chapitre si douloureux de ma vie. La douleur était tellement vive que je voulais oublier, taire ce que j'avais vécu et surtout ne rien dire. Je ne pensais jamais devoir crier dans une salle bondée de féministes toute ma douleur de femme pour dire que j'ai été condamnée à mort à l'âge de 20 ans parce que femme, parce que féministe, parce que laïque.
Je ne pensais jamais devoir convaincre une salle de féministes que le voile est un objet d'asservissement sous lequel des femmes étouffent dans plusieurs pays musulmans. Je ne pensais jamais devoir dénoncer des féministes ou des gens de gauche, car ils font partie de ma famille politique naturelle. Pourtant, en mai dernier, lorsque la
Fédération des femmes du Québec (FFQ) a pris la responsabilité d'ouvrir grandes les portes au voile islamique dans la fonction publique du Québec, je ne pouvais faire autrement que de dénoncer cette prise de position qui nous disait abruptement, à nous, femmes de culture musulmane, qu'on doit s'accommoder de l'intégrisme lorsqu'il est musulman et qu'il faut le combattre lorsqu'il est catholique.
C'est cette bataille du port des signes religieux dans la fonction publique du Québec qui se joue en ce moment sous nos yeux. Or rappelez-vous une chose: le voile islamique, quel qu'il soit, porte en lui la négation des femmes et leur asservissement. Lorsque les voiles avancent, les valeurs démocratiques reculent et les droits des femmes avec elles. Soyons nombreux à manifester, auprès de nos députés, notre aversion à l'endroit du port de TOUS les voiles islamiques dans la fonction publique ainsi que dans les établissements scolaires, aussi bien pour les enfants que pour leurs enseignantes. Peuple québécois, j'ai besoin de ta solidarité concrète et agissante, aujourd'hui plus que jamais.
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Djemila Benhabib - Essayiste


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