« Papa, tu savais que dans la vidéo de Despacito, y’a des filles qui dansent en bikini? »

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Le désastre des écrans dans les salles de classe


« Papa, tu savais que dans la vidéo de Despacito, y’a des filles qui dansent en bikini? », m’a demandé une fois ma plus vieille, alors en maternelle.


Après avoir constaté que les enfants ne voient pas que de la grammaire et des multiplications à l’école, ma conjointe et moi avons voulu en savoir un peu plus.


FAIT #1– Effectivement, son éducatrice au service de garde avait présenté le vidéoclip sur l’écran de la classe: les enfants voulaient jouer à la chaise musicale au son du méga-hit latino, elle a donc recherché la chanson sur YouTube et, tant qu’à y être, l’a projeté sur le tableau interactif. Les vingt bambins de 5 ans ont ainsi pu admirer les images de chaude fiesta portoricaine où les mains baladeuses épousent les déhanchements lascifs. Pas sûr que c’est ce que le ministère de l’Éducation avait en tête lorsqu’il a introduit l’éducation sexuelle à tous les niveaux.


FAIT #2– Notre fille a manqué de rigueur dans sa description vestimentaire. La jeune fille en vedette dans la vidéo ne porte pas un bikini. C’est plutôt un short en jean d’où dépassent ses fesses et une camisole minimaliste trop petite pour sa poitrine. Nuance…


FAIT #3– Notre cas n’est pas unique. Plusieurs autres personnes ont été témoins de la même scène dans diverses écoles du Québec.




 


Même si, heureusement, cela ne se produit pas dans la majorité des établissements, ces situations témoignent tout de même d’une dérive pouvant survenir en milieu scolaire, rendue possible par ces fameux tableaux interactifs. Les témoignages récoltés visait surtout le service de garde — les éducatrices n’ayant pas d’obligations d’enseignement pédagogique. Mais les salles de classe sont tout autant concernées.


Mais avoir mis un écran branché sur le web devant chaque groupe d’élèves, était-ce vraiment une si bonne idée?


Des tableaux déjà controversés


C’est en 2011 que le gouvernement de Jean Charest a annoncé l’installation des tableaux interactifs dans toutes les classes des écoles publiques du Québec, pour un coût de 240 millions de dollars. Ces grands panneaux blancs, coiffés d’un projecteur et reliés à l’ordinateur portable de l’enseignant, devaient permettre aux élèves d’interagir lors de diverses activités pédagogiques.


Mais l’initiative a vite été visée par plusieurs critiques, à commencer par les questionnements sur le processus d’appel d’offres pour l’achat de ces dizaines de milliers de tableaux. Les syndicats ont également dénoncé la dépense en décalage avec les besoins réels des enseignants, et moins de 10 ans après leur installation, les nombreux problèmes techniques gonflent les coûts d’entretien de ces appareils.


Les tableaux numériques peuvent pourtant être de formidables outils pédagogiques, encore faut-il que les enseignants soient suffisamment formés pour les utiliser à leur plein potentiel, ce qu’ils réclament depuis des années. Une étude publiée en 2016 a révélé que moins de 5 % des profs demandent régulièrement à leurs élèves de s’avancer pour venir interagir directement avec le contenu au tableau. La grande majorité de ces appareils ne servent donc qu’à afficher ce qui se trouve sur l’ordinateur du prof. De simples projecteurs auraient donné le même résultat, à bien moindre coût.


Ces tableaux meublent aujourd’hui près de 90 % des classes publiques du primaire et les deux tiers de celles du secondaire. Ils servent principalement à projeter des présentations multimédias, effectuer des recherches sur le web et… présenter des vidéos. Lorsqu’il a été décidé qu’une telle technologie ferait partie intégrante du quotidien de nos jeunes, YouTube et Netflix n’étaient pas encore les géants que l’on connaît aujourd’hui. Mais la situation a changé et selon tout ce qui nous a été raconté par des parents, élèves et professionnels de l’éducation, ce sont maintenant les deux sources principales de vidéos montrées dans les écoles.


Du contenu approprié ?


Lorsque Léo-Charles* est rentré chez lui en fin d’après-midi, dans la région de Québec, il a aussitôt raconté à ses parents qu’il avait vu en classe un film avec un poignard et du sang. Myriam*, sa mère, a cru qu’il exagérait : « Je suis moi-même enseignante, donc je prends toujours la défense du prof ». Mais face à l’insistance de son garçon, elle a recherché le film en question, Le chat du rabbin , un long-métrage d’animation français disponible sur YouTube, et y a vu une scène de combat au sabre avec effusion d’hémoglobine. Une simple recherche sur le web aurait permis à l’enseignante de voir que plusieurs sites recommandent ce film pour un public de 13 ans et plus, soit bien plus mature que les 7 ans de Léo-Charles, qui a eu de la difficulté à trouver sommeil après que cette scène sanglante eut marqué son esprit.



 



On m’a raconté plusieurs histoires du même type: une enseignante qui a dû expliquer à ses collègues du service de garde que les images qu’ils montraient aux jeunes pourraient entraîner des plaintes de la part des parents. Ou un professeur de sciences présentant aux adolescents des vidéos douteuses glanées sur YouTube, affirmant que la pilule contraceptive est nocive et que boire du lait augmente les risques de cancer.


Les erreurs de jugement de certains employés en milieu scolaire ne sont certainement pas nées avec l’arrivée des tableaux interactifs, mais disons que ça donne librement accès à tout un répertoire en ligne, une palette d’outils additionnels augmentant la portée des dérapages.


Précisons toutefois que selon les témoignages récoltés, ces cas de contenu inapproprié sont relativement rares. Ce qui est plus fréquent, c’est l’écran qui passe le temps.


Succomber à la facilité ?


« J’ai vraiment découvert les films de superhéros dans mes cours de français », explique Mya, une élève de 4e secondaire de la commission scolaire Marguerite-Bourgeoys. L’an dernier, son enseignant a présenté en classe plusieurs films du studio Marvel, souvent sans aucune tâche reliée pour y justifier une certaine intention pédagogique. « Les élèves aimaient quand même pas mal ça, au lieu de faire de la grammaire, écouter un film c’est toujours plus le fun. »


Il n’existe aucune donnée sur l’ampleur du problème, puisqu’il est délicat de sonder les enseignants sur leurs mauvaises pratiques ou celles de leurs collègues. Mais en fouillant un peu, on réalise que des histoires de trente paires d’yeux fréquemment rivées à un écran qui présente du divertissement, on peut en dénicher dans bien des écoles. Que ce soit les pauses Netflix en maternelle durant la collation entre deux périodes (manger devant un écran n’est pourtant pas un apprentissage recommandé), ou un professeur de musique qui enfile les vidéoclips musicaux au point d’en écœurer les jeunes (« La première fois que mon gars a touché à un instrument de musique, c’est quand il a eu une suppléante », m’a confié un des papas de cette école).



 


La Fédération des syndicats de l’enseignement argumente qu’il faut éviter de se fier aux apparences et plutôt faire confiance à la compétence professionnelle des enseignants, qui peuvent adopter la stratégie d’enseignement de leur choix. Une vidéo « ludique » peut en fait être utilisée dans le cadre d’un atelier pédagogique, ce dont les parents ne sont pas toujours conscients.


Il est vrai que les enseignants ont tellement de matière académique à transmettre durant l’année qu’ils ont peu de temps pour diffuser des vidéos uniquement pour le plaisir. Le problème semble donc être plus récurant à l’heure du service de garde, lorsque les groupes utilisent les classes équipées de tableaux interactifs. « Dans chaque école, il y a un éducateur ou éducatrice qui a un moins bon jugement, qui ne pense pas toujours à l’impact de ses actions. Contrairement aux enseignants, ils n’ont pas de programme pédagogique à suivre, pas de reddition de compte », déplore Réjane Brodeur, présidente du C.A. de l’Association québécoise de garde scolaire. Selon elle, il y a pourtant une réflexion à avoir sur le rôle éducatif des services de garde, qui ne devraient pas être réduits à une simple fonction de loisirs.



« Bien utilisée, la vidéo peut avoir un pouvoir pédagogique exceptionnel. Mais c’est tellement facile de mettre une vidéo et de la laisser aller. »



« On est là pour le développement global de l’enfant et on peut faire plein d’apprentissages sous forme de jeu. A-t-on vraiment besoin de films pour ça? Je ne dis pas qu’il faut les interdire, mais il faut savoir doser et s’en servir à bon escient. Au mois de décembre et en fin d’année, tout le monde est fatigué. Si on écoute un film en musique le matin, puis un avec son prof en après-midi parce que c’est vendredi, et un autre au service de garde parce qu’il pleut… ça peut faire trois films dans la même journée. Il faut se poser des questions. »


Du côté des services de garde, c’est donc la quantité qui peut parfois faire sourciller les parents, surtout qu’on nous rappelle régulièrement les risques liés à l’abus d’écran chez les enfants. Il n’y a pas de consensus scientifique pour l’instant, mais plusieurs indices laissent craindre qu’une utilisation passive prolongée puisse mener à des problèmes de santé, de concentration, des difficultés académiques ou de dépression. Les tableaux interactifs nuiraient-ils aux efforts collectifs pour limiter le temps d’écran?


« C’est le type d’usage qui pose problème, croit Thierry Karsenti, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication en éducation. La surconsommation d’écrans à la maison fait en sorte que le numérique à l’école devrait être réservé à des fins éducatives, même au service de garde. Si on utilise les tableaux interactifs pour montrer une brève vidéo afin de stimuler la réflexion, ou d’accomplir une tâche, c’est parfait. Bien utilisée, la vidéo peut avoir un pouvoir pédagogique exceptionnel. Mais c’est tellement facile de mettre une vidéo et de la laisser aller, un usage passif et non éducatif. C’est ça qui est dangereux. »


Cet attrait de la facilité, je peux moi-même en témoigner. J’ai jadis été éducateur suppléant dans divers services de garde de Montréal et, je l’avoue bien humblement, j’étais loin de me plaindre lorsqu’un film était inscrit à l’horaire. Pas de discipline à faire, pas d’activité à animer. Juste des enfants assis sagement. La tentation est grande, et aujourd’hui tous les outils sont en place pour y succomber sans entraves.


« Les exceptions, moi je pense que c’est tout à fait correct. On peut mettre des films à l’occasion, selon la météo, ajoute M. Karsenti. Mais quand cela devient la routine, il faut se demander si on ne serait pas en train, sans s’en rendre compte, de tomber dans la facilité. »


Des intervenants du milieu scolaire me répondent également que les films à l’école, ça existait bien avant les tableaux numériques. Soit, mais à l’époque, les télévisions sur chariot à roulettes et les cassettes VHS étaient en quantités limitées dans une école. Tout le contraire de l’offre actuelle, accessible en permanence dans virtuellement chaque local.


Comment éviter les dérapages ?


Couper l’accès à YouTube et Netflix ne règlerait-il pas efficacement le problème? Attention, répondent les enseignants, ces deux sites sont aussi remplis de ressources pertinentes (capsules pédagogiques, documentaires de qualité, reportages sur l’actualité internationale…) auxquelles ils peuvent avoir recours durant leur enseignement. « Il faut se fier au jugement professionnel des gens. Il n’y a pas une masse critique idiote suffisante pour justifier qu’on réglemente l’utilisation des tableaux et projecteurs au complet », me résume Guillaume Payette, enseignant en adaptation scolaire.


Actuellement, le ministère de l’Éducation défend l’importance d’utiliser le matériel informatique à des fins pédagogiques, mais n’a aucune règle encadrant spécifiquement l’utilisation des tableaux interactifs. Le plan d’action numérique dévoilé l’an dernier devrait permettre aux enseignants d’être mieux outillés pour l’utilisation optimale de ces équipements. Espérons que ces formations seront également offertes aux équipes des services de garde.


Certaines  commissions scolaires ont plutôt adopté des codes d’éthique sur l’utilisation des appareils informatiques, et ce sont les directeurs qui doivent s’assurer que le jugement de tous les employés de l’école est adéquat. La Fédération québécoise des directions d’établissements reconnaît que l’utilisation des tableaux n’est pas à 100% pédagogique, mais elle observe une amélioration de la situation.


Ainsi, la solution passera peut-être par davantage de réflexion dans le milieu sur le temps d’écran consommé dans les écoles, puisqu’actuellement c’est un sujet qui n’est pas vraiment abordé dans le réseau des services de garde ou des comités de parents. Une vaste sensibilisation sur cet enjeu spécifique assurerait la vigilance de tous pour éviter que ne s’ancre à long terme dans nos écoles le mauvais réflexe d’illuminer l’écran pour calmer un groupe.


Mais il ne faudrait certainement pas que nous balayions toute la responsabilité dans la cour des écoles, conclut Thierry Karsenti. « Le problème commence avec les parents qui, involontairement, ne réfléchissent pas et mettent leurs enfants devant des contenus face auxquels ils ne sont pas actifs. Les jeunes arrivent ensuite à l’école et pour eux la technologie est synonyme de divertissement, point. La facilité pour les enseignants serait de ne pas contrarier les enfants et de continuer sur cette lancée-là. Donc en ce moment, l’immense travail des écoles c’est de changer cette mentalité et leur montrer qu’un écran, c’est aussi pour apprendre. »


*Certains intervenants nous ont demandé de ne pas afficher leur nom complet, voulant éviter d’être identifiés par leur école.




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