« Papa, pourquoi ils ont fait ça ? »

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« On ne saura jamais ce que la peur de ne pas paraître suffisamment à gauche aura fait commettre de lâchetés », disait Péguy


Il y a ceux qui rêvent ouvertement de casser la gueule aux gens avec qui ils ne sont pas d’accord. Il y a ceux qui leur ordonnent de fermer leur « yeule ». Mais il y a aussi ceux qui prennent ces imprécations au mot et qui joignent le geste à la parole. Les militants qui s’en sont pris à la librairie Mollat à Bordeaux la semaine dernière étaient de ceux-là.


Dans la nuit du 20 au 21 avril, les vitrines de la plus grande librairie indépendante de France ont été recouvertes de placards. On pouvait y lire « 176 pages de branlette misogyne » et « Tu as un discours de violeur ». L’invité, ce soir-là, n’était pourtant ni Harvey Weinstein ni Dominique Strauss-Kahn. Simplement l’auteur à succès toujours léger et facétieux Frédéric Beigbeder.


On avait rarement vu en France une séance de dédicace d’écrivain sous protection policière. Tout se passait presque normalement lorsqu’au beau milieu de cette causerie sans prétention, une dizaine de militants disséminés dans la salle se sont levés. Comme s’ils avaient soudain aperçu le fantôme de Goebbels au fond de la salle, ils se mirent à hurler « Victime, on te croit ! Violeur, on te voit ! » pendant que les gardiens de sécurité les repoussaient vers la sortie.


L’affaire est d’autant plus ironique que le dernier livre de Frédéric Beigbeder est né d’une expérience semblable. Par un beau matin de 2018, l’ancien publicitaire recyclé dans la littérature a découvert sous les yeux de ses enfants sa maison et sa voiture taguées. Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé (Albin Michel) ne tente de répondre qu’à une seule question, qui est aussi la première phrase du livre : « Papa, pourquoi ils ont fait ça ? »


Prototype de l’Homo festivus découvrant avec stupeur aux environs de la cinquantaine que son adolescence vient de se terminer, Beigbeder réalise soudain que nous avons changé de monde. C’est peine perdue. Le dandy sur le retour aura beau montrer patte blanche en expliquant que non seulement il n’a jamais violé personne, mais qu’il a dénoncé les agressions sexuelles bien avant #MeToo. Il aura beau confesser son amour immodéré des femmes et sa dépendance de toxico au moindre battement de cils. Il aura beau se rêver « décolonial et déconstruit » et encenser les féministes les plus radicales. Rien n’y fera. Pour un peu ce joyeux potache toujours prêt à déconner en aurait presque perdu le sens de l’humour.


Pour avoir refusé de participer à la vindicte publique et s’être tenu loin des lynchages médiatiques et des procès de Moscou devenus l’ordinaire de nos médias, voilà Beigbeder désigné comme « le nouvel homme à abattre du féminisme français […] Improbable et ubuesque victoire des nouveaux censeurs de notre temps », écrira l’écrivaine et chroniqueuse Tristane Banon. Pauvre naïf qui aura eu la faiblesse de croire que pour ces gens la littérature existait encore. Or, pour ces nouveaux fanatiques, il n’y a pas de demi-ralliement, de soutien critique ou de réflexion en demi-teinte. Simplement une adhésion sans faille au nouveau dogme à la manière des gardes rouges d’une autre époque.


Taguer une librairie, forcer la police à intervenir, interrompre une assemblée pacifique, voilà ce que certains confondent avec l’expression démocratique d’une opinion. Il s’agit pourtant bel et bien d’une forme de censure, d’un autodafé à petit bruit. La plus efficace des censures, d’ailleurs ! C’est pourquoi elle se répand si vite dans les universités. Pas besoin de taguer des centaines de librairies, d’interrompre des dizaines de conférences, ni même de casser des vitrines et encore moins d’attenter à la vie d’un auteur. Il suffit de jeter l’opprobre sur quelques-uns pour susciter l’autocensure du plus grand nombre. Il est là, le véritable objectif de ce terrorisme soft. Inciter tous ceux qui seraient susceptibles d’exprimer un petit désaccord, une nuance ou une réserve à botter en touche et décourager quiconque d’inviter ces auteurs. Personne ne rêve d’être désigné comme le mâle à abattre, le réac de service ou le salaud à lyncher.


Simple dérapage, direz-vous ? Voilà pourquoi ça marche ! Il suffit de regarder autour de soi pour entendre le silence assourdissant qu’impose parmi les élites et dans le monde médiatique ce nouveau totalitarisme qui, non content de vouloir réinventer la langue, bannir la différence sexuelle et faire de la race le critère absolu, se mêle de réécrire les livres comme autrefois on supprimait les visages des dissidents sur les photos d’actualité. « On ne saura jamais ce que la peur de ne pas paraître suffisamment à gauche aura fait commettre de lâchetés », disait Péguy.


Est-ce parce qu’il n’y a jamais eu de procès de Nuremberg du communisme que la gauche extrémiste jouit toujours d’une telle impunité ? Bref compagnon de route du marxisme, au beau milieu de la guerre froide, Jean-François Revel aura été l’un des plus prompts à mettre au jour les mécanismes de ce qu’il appelait si justement « la tentation totalitaire ».


« Ni l’intelligence ni l’intention de bien faire ne nous préservent du Mal, disait-il. Le seul barrage au fanatisme meurtrier est de vivre dans une société pluraliste où le contrepoids institutionnel d’autres doctrines et d’autres pouvoirs nous empêche toujours d’aller jusqu’au bout des nôtres. »


Il n’y a pas d’autre recette contre ceux qui rêvent de casser des gueules et de faire taire la dissidence.

 





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