Chronique # 2

Nous ne sommes pas seuls

Chronique de Christian Maltais

Il est facile de rejeter le discours de l’Institut Économique de Montréal. Après tout, l’ineptie délirante de ses prises de position, sa tentative d’auréoler d’une pseudo-autorité scientifique des propositions aussi inqualifiables que l’abolition d’un salaire minimum déjà insuffisant, bref son état de déconnexion absolue de toute forme de réalité, ne valent même pas la peine qu’on s’attarde à mépriser les tâcherons qui s’avilissent à son service.
Toutefois, l’existence de ce cénacle, insignifiant en soi, est un phénomène d’une importance capitale, car il agit comme un révélateur de la nature des élites dirigeantes du Québec, des intérêts qu’elles défendent, des maîtres qu’elles servent, et de l’urgence qu’il y a de les démasquer. On ne doit sous aucun prétexte laisser cette caste déterminer, de quelque façon que ce soit, ce que sera le Québec indépendant que nous allons créer. Car ce qu’on tente de nous faire accepter, c’est notre transformation en une banlieue d’un Empire qui court à sa ruine, et qui tente de mener le Monde avec lui.
Ceci ne passera pas.
L’IEM est ce que les anglo-saxons appellent un « think tank », c’est-à-dire une sorte de boîte de recherche conçue pour influencer l’opinion publique et les politiques gouvernementales. Ce genre d’institution ne date que de quelques dizaines d’années. Si le Québec n’en avait pas vraiment connus à ce jour, en revanche les Etats-Unis en sont infestés. D’abord peu nombreux, leur nombre a explosé dans le milieu des années 70. Il n’y a rien d’accidentel à cela, et rien qui ne soit largement documenté. En gros, les think tanks sont les armes de destruction massive de la frange la plus réactionnaire du grand capital, une poignée de milliardaires (Paul Weyrich en tête) qui voyaient la libéralisation des mœurs, à commencer par la révolution sexuelle, comme une catastrophe d’envergure cosmique. Il est difficile de rendre la mentalité de ces gens sans avoir l’air de tomber dans l’exagération; on se dit que personne ne peut être aussi fou, que si votre grand oncle Alphonse proférait le dixième des insanités que raconte la fine fleur de l’élite mondiale, on l’enverrait illico dans une pension sous haute surveillance en le gavant de sédatifs, qu’il est impossible que nos institutions soient gouvernées par des gens aussi dénués de raison. Rassurez-vous : c’est pire.
Avant de poursuivre, il est peut-être bon de dire un mot sur nos institutions. Le modèle est le même dans toutes les sociétés modernes. Nous vivons dans une société hiérarchisée, dont le premier principe est le respect de l’autorité. Ce n’est jamais présenté de cette manière, mais c’est ainsi. Chaque parti a un chef, et en bout de ligne c’est lui qui décide. Chaque compagnie a un C.A., et tout ce qui est en dessous doit lui obéir.
Nous vivons dans une civilisation de papes et de grands rabbins, de hauts commissaires, de gouverneurs-généraux, de capitaines, de gérants, de chefs d’équipes, de présidents-directeurs-généraux; nous vivons constamment dans l’ombre des « grands de ce monde ». Ce modèle domine l’humanité depuis des millénaires, et il n’y a rien de surprenant à ce que nous le trouvions naturel. D’autant plus qu’on nous apprend à l’école que la nature elle-même fonctionne sur le double modèle de la compétition, et de la survie du plus fort.
Le message n’est pas toujours aussi évident, mais l’idée est toujours la même : la première loi universelle, c’est la loi de la jungle. Il est donc normal que la société agisse de la même manière. Puisque les choses sont ainsi, c’est que tout est normal. Ce qui est normal est naturel. Ce qui est naturel est Bien. Ce qui s’oppose au Bien est forcément maléfique. Ceux qui s’opposent à la domination sont donc maléfiques. C’est pour cela que le bon Dieu a inventé l’escouade anti-émeutes.
Cette idée, c’est le fameux darwinisme social, élaboré aux grandes heures de l’Empire britannique. Répudiée par Darwin lui-même, cette élucubration méta-physique a servi de justification morale aux élites impériales dans leur entreprises d’exploitation, non seulement des sujets britanniques, mais des peuples conquis par le bras civilisateur des soldats coloniaux, en Inde, en Afrique, et chez nous. Avec une logique qui n’est pas sans rappeler celle des Cent Vingt Journées de Sodome, la caste des maîtres du Monde s’est rapidement convaincue que sa supériorité économique, elle-même assise sur la suprématie militaire, démontrait que la Nature, voire Dieu en personne, avait reconnu leur supériorité humaine et spirituelle. Avec cette différence que les débauchés homicides du Divin Marquis étaient conscients de l’horreur de leurs crimes, et de leur propre abjection; nos maîtres à nous n’ont pas cette lucidité, et s’ils détruisent des cultures et des vies, condamnant le reste de l’humanité à la misère, ils semblent convaincus de le faire par décret de l’Univers, de participer à quelque dessein grandiose.
Ne pas le faire serait péché. De toute manière, personne dans ce groupe n’envisage vraiment d’agir autrement. Il importe de lire les trois tomes que Peter C. Newman a consacré à l’Establishment au Canada. Le mieux qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils sont souvent inconscients des effets de leurs actions, du prix que paye l’humanité pour la perpétuation de leurs privilèges. Certains obéissent à la voix de Dieu ou à la loi du Marché, ce qui est pratique puisque le Marché, c’est eux. D’autres enfin font l’économie de tels prétextes : ils sont dans la classe qui exploite, alors ils exploitent. Il y a parfois quelque chose du fatalisme russe dans l’indolence avec laquelle nos maîtres congénitaux sabordent le sort de l’Humanité.
Telle est la base de la sous-culture de cette poignée de consanguins qui jouent à la chaise musicale avec les trônes de la planète, ces Borgias du pétrole, ces Césars du micro-processeur, ces dynasties de vendeurs de missiles ou de Zyklon B. Que la Grande-Bretagne ait tendu le sceptre impérial aux Etats-Unis n’y change rien. Car ces gens forment une société coupée du Monde, qui a sa propre histoire, obéit à ses propres règles, fréquente ses propres milieux; ils ne se parlent vraiment qu’entre eux, se marient rarement hors de leur caste, sinon pour des considérations semblables à celles qui menaient jadis à l’union d’un fils de baron à une fille de banquier; ces gens se comprennent, et surtout ils se soutiennent. Si leurs clans s’entre-déchirent, et multiplient les luttes de pouvoir, chacun de ses membres reste solidaire de sa caste. Pour cause. Il ne faut pas de grands calculs pour conclure que tout l’argent et les armes du monde pèsent peu de poids quand on est quelques milliers d’âmes, et qu’on vit de l’exploitation de six milliards d’êtres humains.
Si on veut que l’équilibre précaire du pouvoir reste tel quel, on n’a pas d’autre choix que de convaincre les dominés de rester à leur place. Il n’y a pour cela que trois tactiques : la corruption, la propagande, et la répression. À cet effet, il n’y a aucun doute que le capitalisme a de loin été le plus habile à mélanger ces trois ingrédients pour nous faire digérer notre soumission; ainsi s’enorgueillit-il d’être le meilleur Régime de l’Histoire. Il n’en demeure pas moins que tout ce bel édifice repose sur la croyance de nos élites que le reste de l’humanité est une masse abrutie, à peine un troupeau, incapable de penser et d’agir par elle-même. Ce que nous croyons souvent nous-mêmes, à tort.
La plus grande force de la machine médiatique est moins de nous faire croire sa propagande, que de nous convaincre que tous les autres y croient. Elle est là, la manipulation. Les médias ont le pouvoir de faire beaucoup de bruit, de répéter des sottises grossières pendant des années, de saturer notre horizon visuel et sonore, mais ils n’ont le pouvoir d’entrer ni dans nos cœurs, ni dans nos têtes. Ils peuvent seulement tenter de nous persuader du contraire. Et ce n’est le plus souvent que par lassitude que, malgré nos meilleurs instincts, nous leur donnons raison.
Prenez le phénomène qu’on a appelé néo-libéralisme. Il y a quelques années, nos journalistes intrépides ont commencé à nous informer du miracle de la Nouvelle-Zélande, pays sauvé de la ruine par la privatisation d’à peu près tous ses programmes. La litanie des analystes les plus objectifs, c’est que ce pays n’avait pas le choix, because la dette, vous comprenez; de toute façon, c’était pour le mieux, que tout le monde était vachement content, et qu’en quelque sorte les grandes élites capitalistes avaient été accueillies avec des fleurs et des bonbons dans les rues de Wellington par des foules enfin libérées du joug du socialisme. Enfin, quelque chose du genre. Ces histoires se sont multipliées au même rythme que celles (généralement vraies) sur l’incurie de nos propres soins de santé, et sur les vertus des soins de santé privés, comme ceux de nos voisins du Sud, de même que les portraits hagiographiques de Mario Dumont et de ses « nouvelles idées » (la [prose de Michel C. Auger->3712] en est un exemple éloquent), sur le courage de Stephen Harper ou l’esprit brillant de Mike Ignatieff. Or, encore cette semaine,[ le Devoir se confondait en sanglots indignés->3650] parce que, malgré tout le tapage idéologique, généralement culpabilisant et à peu près toujours méprisant, la population refuse d’accepter les propositions néo-libérales. Le patron des sondages CROP a cru bon de confirmer ce que tout le monde savait déjà : « Donc, on a beau tout faire, il y a une limite à ce qu’on peut biaiser notre questionnaire pour dire aux gens ``Réveillez-vous`` ».
Peut-être. Ou peut-être que les gens sont déjà réveillés, depuis un bon moment.
Ce qui arrive, c’est que nous sommes loin d’être aussi bêtes que nous aimons parfois le croire. Les termes fleuris à l’origine, comme néo-libéralisme par exemple (ou, disons, fédéralisme asymétrique) perdent rapidement leur efficacité quand les gens comprennent ce qu’ils signifient. Et en Nouvelle-Zélande comme partout ailleurs, en Grande-Bretagne, en Amérique du Sud ou en Afrique, la réingiénérie (quelqu’un sait-il seulement comment s’épelle ce barbarisme ?), chère à M. Charest et aux pupitres de nos quotidiens, a toujours été un échec retentissant – si l’objectif est autre chose que de remplir les poches de l’élite locale. Ce qui n’empêche pas nos parleurs de continuer de prêcher dans le désert, et de se plaindre de ce que le bas peuple est trop ignorant pour comprendre la subtilité de la sagesse des grands maîtres de la finance.
Vous ne manquerez pas de remarquer que cette belle unanimité des tribuns officiels se retrouve aussi dans leur soutien à la guerre. Non pas que tous se rangent ouvertement dans le camp de la privatisation ou du massacre légalisé. Ils ne le peuvent pas, parce que ça ne passerait pas. C’est pourquoi même la Presse doit encore faire semblant d’être objective – voyez les protestations touchantes d’un martyr de la libre expression comme André Pratte. Tout le monde le trouve ridicule, mais on ne le fera pas taire ! On ne lui en demande pas tant. Surtout qu’il faut reconnaître la difficulté de sa tâche, à supposer qu’il la comprenne lui-même. Son travail est de rendre acceptables les prétextes de plus en plus grotesques que se donne l’Establishment pour justifier ses entreprises. Paul Desmarais a des compagnies d’assurance privées, donc il faut privatiser la santé. Bombardier fabrique des fournitures militaires, donc la guerre est bonne. Reste à recouvrir ces bonbons empoisonnés d’un enrobage chocolaté (qualité des services, démocratie au Moyen-Orient), à inviter régulièrement des experts pour débattre à savoir laquelle des dragées au cyanure est la plus appétissante, et à répéter que quiconque refuse les termes de ce débat manque singulièrement d’objectivité.
Dans tous les cas, le désaveu complet dont jouissent les positions des élites financières et politiques est mis sur le compte des lacunes morales et intellectuelles de tout le monde, sauf d’elles-mêmes. Le Régime n’a jamais tort. Nos institutions sont éternelles, ses fondations sont le parangon de la vertu, ceux qui les contrôlent sont ontologiquement meilleurs que nous. Qu’on se le tienne pour dit.
Et il n’y a personne pour le dire avec autant d’acharnement que les Think Tanks.
Leur première fonction est de fournir aux médias, même les plus pointus, une armée de chercheurs et d’études qui prouvent hors de tout doute que la guerre c’est la paix, que la pauvreté globalisée est seule garante de la prospérité générale, et autres infinies variations sur ce genre de thème. Leur autre fonction est de fournir aux gouvernements les moyens d’implanter les politiques qui découlent de telles lumières. Les membres de ces fratries de sophistes sont grassement financés par des gens comme les frères Koch, bâilleurs de fonds des campagnes électorales de M. Bush fils. Les industries Koch sont la plus grosse compagnie sur Terre, tant par sa taille que par ses revenus annuels de 80 milliards de dollars. Koch Oil a été condamné (verbalement) par le sénat américain en 1989 comme étant « l’exemple le plus dramatique d’une compagnie pétrolière volant par des erreurs intentionnelles (deliberate mismeasurement) et des rapports frauduleux ».
Plus tard, le gouvernement américain a lancé une poursuite de 350 millions de dollars, comprenant 97 chefs d’accusation, et des peines de prison de dizaines d’années pour quatre employés, pour avoir camouflé un déversement de benzène au Texas. Le gouvernement a retiré la poursuite en 2000, sans doute pour de nobles motifs. Histoire de compléter le portrait, un journaliste de Rolling Stone a récemment suivi les frères Koch pendant une journée, qu’ils ont passé à rire en dressant la liste ininterrompue de leurs bons coups, comme aller la nuit voler le pétrole vendu le jour à une réserve indienne. « I want my fair share, and that’s all of it », a expliqué un des frères Koch.
Maintenant dites-vous que ce sont les Koch Family Foundations qui payent les activités du Cato Institute, qui est cité aux États-Unis avec la même révérence (et fréquence) que le Fraser Institute l’est ici. En fait, les activités des centaines de Think Tank de droite sont soit tributaires des « fondations philanthropiques » d’une poignée de familles milliardaires (les Coors, Olin, Mellon Scaife, Richardson…) ou d’intérêts militaro-industriels (RAND corporation).
D’abord confiné aux officines de l’administration Reagan, le discours des Think tanks de droite a pris trente ans à acquérir un air de légitimité. Trente ans de matraquage constant, dont les leitmotivs ont été : nous sommes les modérés, tout ce qui est à gauche de nous est extrémiste, nous sommes la voix de la majorité silencieuse, ne vous fiez pas au vaste complot médiatique. En fait, les méthodes de propagande de la droite américaine sont rigoureusement les mêmes que ceux utilisés ici contre les « séparatistes ». Ou, à une autre époque (disons celle de l’affaire Dreyfus), contre les juifs, ce qui est d’une triste ironie quand on sait le soutien indéfectible qu’a la droite pour l’apartheid de l’État d’Israël.
Le but de cette offensive de psychologie de masse, c’est le contrôle idéologique total. L’objectif, c’est d’assurer la suprématie du capitalisme le plus radical et des valeurs des fondamentalistes chrétiens. Au début du règne de George W. Bush, le président du très influent Heritage Foundation a été on ne peut plus clair : « l’opportunité conservatrice et l’opposition libérale sont sur le bord de s’affronter… ce sera une guerre sans prisonniers, et il y aura des gagnants et des perdants. Ne faites aucune erreur à ce sujet ».
C’est à cette guerre que nous assistons aujourd’hui. L’arrivée de l’Institut Économique de Montréal a fini de dissiper l’illusion que nous pussions être épargnés par ce conflit. En cautionnant ses prises de position, notre propre establishment, que l’on nous présenta jadis comme les acteurs de notre émancipation, ont le mérite d’afficher clairement leur camp. Et elles nous forcent à prendre position, ou à en souffrir les conséquences.
Ce choix est collectif, mais c’est aussi le plus individuel que l’on puisse imaginer, le plus solitaire. Il ne peut se faire qu’en cet endroit à la fois si complexe, et si simple, que l’on appelle notre cœur.
Solitaire… et pourtant, je ne peux m’empêcher de me rappeler, encore une fois, la fin d’un des plus beaux poèmes jamais écrits :
« We

Are not alone

Nous savons

Que nous ne sommes pas seuls ».


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