Misère de l’économicisme : 2. L’idéologie néolibérale

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« L’utopie néolibérale, vendue très chère par son idéologie, est celle d’une société mondiale sans États ni nations, autorégulée par les marchés, peuplée de consommateurs dont tous les maux sont résolus par les bienfaits de la libre concurrence d’entreprises privées. »

Les économistes ne sont pas les seuls atteints de néolibéralite aigüe : les derniers hommes du Zarathoustra nietzschéen qui clignent de l’œil [1] sont légions parmi les journalistes, éditorialistes, politiques et petits gris de Berlin, Bruxelles et Bercy. Qu’ils soient Candide ou Tartuffe, ils colportent la propagande néolibérale qui ne repose donc en rien sur la science, comme elle le prétend, mais bien sur l’idéologie – prise aux sens qu’en donnent à la fois Ricœur et Arendt. Ainsi le néolibéralisme apparaît-il comme l’idéologie qui accompagne et légitime le mode de production dominant actuel : un capitalisme financiarisé, mondialisé, dans lequel les grandes entreprises comme les classes les plus aisées s’affranchissent des cadres stato-nationaux légaux, fiscaux, politiques et éthiques.


Plongée dans l’idéologie


Comme le montre Paul Ricœur, l’idéologie est structurée en trois strates.

La première strate, la plus profonde, fonctionne comme un miroir que se tend un groupe à lui-même : un ensemble de références communes qui définissent son identité et en assurent la cohésion. Personnages, événements, ouvrages, vocabulaire construisent cet imaginaire collectif qui soude les rangs et scellent les esprits des adorateurs d’Hayek et des groupies de Friedman. Ils ont leurs lieux de sociabilité ritualisée, de la Société du Mont-Pèlerin au dîner du Siècle en passant par le forum de Davos… mais pour la piétaille qui partage l’idéologie sans avoir les moyens d’en côtoyer l’élite mondialisée en ces cercles bien gardés, les espaces symboliques et les références intellectuelles forment un territoire partagé de reconnaissance mutuelle. Les travaux d’un historien comme Romain Huret, par exemple, montrent la stratégie mise en œuvre depuis les années 1960 pour imposer l’hégémonie culturelle de cette idéologie par un long et méthodique travail de propagande d’une efficacité redoutable.


C’est là précisément le rôle de la deuxième strate de l’idéologie : justifier le système d’autorité du groupe à travers sa rhétorique de propagande. Dans le cas du néolibéralisme, cette deuxième fonction s’appuie d’abord sur cette insupportable novlangue managériale censée « disrupter » la langue mais qui ne réussit, comme toute novlangue, qu’à la violer et à réduire encore un peu le champ de la pensée. Dans ce langage de la gestion comptable et financière, le travail, après avoir été une valeur, devient un coût, les services publics des charges, les salariés des ressources… surtout, ce globish d’aéroport international vampirise la langue française et imprègne toute discussion au point de faire passer les présupposés néolibéraux pour des évidences.

À cette novlangue qui empoisse le quotidien, s’ajoute la glorification d’un panthéon de caractères dont les valeurs sont celles de la domination néolibérale : les héros « modernes » sont les entrepreneurs, les managers, les « innovants », les vainqueurs… le culte des gagnants commande qu’aucune règle ne leur soit imposée pour ne pas brider leur talent incommensurable. Tous ceux-là sont portés au pinacle comme modèles auxquels s’identifier, plaçant leur domination hors du domaine de la critique. D’un point de vue théorique, le néolibéralisme ne serait donc qu’une nouvelle idéologie de l’aristocratie, c’est-à-dire un système dans lequel le pouvoir est confié aux meilleurs, les aristoï. En réalité, l’examen attentif des valeurs colportées, toutes réductibles à l’argent comme synonyme de réussite, montre que cette propagande sert bien plus les intérêts d’une ploutocratie aux mains des plus riches et non des meilleurs [2]. Alors qu’il faut tenir la laisse courte à l’avarice si l’on ne veut pas qu’elle dévore le monde, la rapacité déchaînée règne aujourd’hui en maître.


L’idéologie se double toujours d’une utopie qui projette l’imaginaire dans un autre réel possible, un « autrement qu’être du social » pour reprendre l’expression de Ricœur. L’utopie néolibérale, vendue très chère par son idéologie, est celle d’une société mondiale sans États ni nations, autorégulée par les marchés, peuplée de consommateurs dont tous les maux sont résolus par les bienfaits de la libre concurrence d’entreprises privées. Derrière le masque des équations et du discours prétendument scientifique – caractéristique classique de l’idéologie –, tout l’édifice néolibéral repose en effet sur une anthropologie simple : les individus sont des êtres rationnels qui effectuent en permanence des calculs coûts-avantages sur des marchés régis par la seule concurrence. Axiome fondamental dont ils déduisent le corollaire : l’efficacité absolue du marché dans tous les domaines humains, et donc la sacralité de la concurrence que rien ne doit gêner [3]. D’où leur obsession de la « dérégulation » et de la suppression de toutes les normes qui pourraient « entraver » concurrence et liberté des marchés, obsession qui se cristallise dans une haine viscérale de l’État. Aucune chaîne ne peut être tolérée sur la main invisible.


Que cette « main invisible » eût d’ailleurs revêtu chez son concepteur, Adam Smith, bien des définitions complexes et des nuances subtiles, ses descendants n’en ont cure et en font une solution simpliste à tous les maux. En basculant dans la troisième strate de l’idéologie, ils choisissent de troquer la raison contre la pensée magique. Tout, pour eux, peut être réduit au marché, évalué à l’aune universelle du pognon : les services publics, l’environnement, l’humain. Voegelin appelle « Realissimum » cet « être le plus réel », c’est-à-dire plus réel que le réel qu’il prétend expliquer totalement [4]. Comme s’ils avaient trouvé la pierre philosophale ou la réponse à toutes les questions de l’univers, les néolibéraux n’ont qu’une réponse à tout problème : laissez le marché s’en occuper. L’idée omniexplicative tourne à vide et verse dans l’idéo-logie, à proprement parler la « logique d’une idée » comme le souligne Hannah Arendt [5]. Sa toute-puissance s’impose au réel qui n’a de choix que se conformer à sa folie. L’idée, devenue impérative, ne laisse aucune possibilité de contradiction.


Accompagnement du changement


Le néolibéralisme nous raconte l’histoire d’un monde qui change inéluctablement, changement face auquel le seul comportement envisageable ne peut qu’être l’adaptation… et encore : avec enthousiasme ! Tout changement, aussi néfaste soit-il en ses causes ou conséquences, de par la seule vertu qu’il est changement, devient nécessairement admirable et doit être embrassé avec joie et gratitude par ceux qu’il lèse. Curieux tour de passe-passe qui sanctifie toute « réforme » simplement parce qu’elle s’appelle « réforme » : même la plus rétrograde se pare des atours du Progrès. Peut-on seulement s’interroger sur la nature de ces changements, en analyser les causes et les conséquences, chercher à les contrôler, critiquer la seule voie admissible de l’adaptation, faire preuve d’une volonté à contre-courant de ces admonestations et imprécations, proposer d’autres destins possibles ? Non car, par définition, un changement ne peut être que bénéfique dans une téléologie crétine qui glorifie la « modernité » et méprise le passé, comme l’avait déjà parfaitement identifié le grand Tocqueville :



Le passé est pour les économistes l’objet d’un mépris sans bornes. […] il n’y a pas d’institution si vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire, dont ils ne demandent l’abolition, pour peu qu’elle les incommode et nuise à la symétrie de leurs plans [6].



Face à l’injonction tyrannique au bonheur (« “Nous avons inventé le bonheur”, disent les derniers hommes en clignant les yeux. »), la moindre distance exprimée à l’encontre de ces « changements » vendus comme nécessaires, qu’ils soient conjoncturels ou le fruit de leurs visées, vaut ostracisme et, pire châtiment, labellisation de l’infâmante étiquette : « réac » [7]. Le président lui-même, n’hésite pas à se gausser et à insulter son peuple en le traitant de « gaulois réfractaires au changement ». Seule la soumission, et encore avec le sourire !, est permise ; toute possibilité d’intervention sur un destin imposé se voit interdite. Négation de la liberté, asservissement à un fatum marketé : le diktat néolibéral se confond avec une pensée niaise et autoritaire de l’histoire à la religiosité de supermarché.


La dimension religieuse d’une telle pensée apparaît en effet comme par effraction dans la sincérité des éclats naïfs. Ce leitmotiv : « nous allons rétablir la confiance des marchés ! » ou, dans sa version catastrophiste, « nous avons perdu la confiance des marchés ! », dit mieux que tout long discours combien l’économie n’est pas affaire de science mais de croyance. Tout repose sur la confiance, c’est-à-dire la subjectivité, le sentiment, la psychologie, les affects, la perception… on est très loin de la droite raison et de la rigueur scientifique. Le mantra proféré en boucle dans tous les médias témoigne de cette foi niaise, mesquine, définitivement privée de cette beauté et de cette grandeur qui peuvent accompagner certaines manifestations de la foi authentique lorsque celle-ci, dans le domaine spirituel, parvient à élever le croyant au-dessus de lui-même. Le marché est leur dieu, Hayek est son prophète.


Les petits propagandistes se font grands gourous, d’autant que dans la défense des vices privés, leur intérêt personnel n’est jamais complètement oublié. Passés maître dans le double-discours, leurs imprécations cachent souvent leurs propres turpitudes [8]. Alors qu’ils se rengorgent d’un pragmatisme qu’ils portent à la boutonnière comme d’autres une rosette de courtisanerie, et qu’ils accusent leurs adversaires de se complaire dans l’idéologie et le dogmatisme, de quel côté se trouvent réellement l’idéologie et le dogmatisme, qui peut sincèrement se prévaloir de pragmatisme [9] ? Comment accepter leurs sempiternels sophismes : « nous sommes les défenseurs de la liberté, si vous n’êtes pas avec nous c’est que vous êtes des ennemis de la liberté ! ». Fatiguant.


À suivre… Misère de l’économicisme : 3. Fausses libertés et vraies inégalités


Cincinnatus, 1er octobre 2018




[1]



Et ainsi Zarathoustra parla au peuple :

« Il est temps que l’homme se fixe son but. Il est temps que l’homme plante le germe de son plus haut espoir.

« Son sol est assez riche pour cela. Mais un jour viendra où ce sol sera pauvre et stérile, et aucun grand arbre n’y pourra plus pousser.

« Malheur ! Le temps viendra où l’homme ne lancera plus de flèche de son désir par-dessus l’homme et où la corde de son arc ne saura plus vibrer !

« Je vous le dis : il faut encore avoir du chaos en soi pour mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : il y a encore du chaos en vous.

« Malheur ! Le temps viendra où l’homme n’enfantera plus d’étoile. Malheur ! Le temps viendra du plus misérable des hommes, de l’homme qui ne peut plus lui-même se mépriser.

« Voici ! Je vous montre le dernier homme !

« Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Désir ? Étoile ? » demande le dernier homme en clignant des yeux.

« Puis la terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps.

« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes en clignant des yeux.

« Ils ont quitté les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son prochain et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.

« Tomber malade et être méfiant passent chez eux pour des péchés : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !

« Un peu de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, cela donne une mort agréable.

« On travaille encore, car le travail, est une distraction. Mais on veille à ce que la distraction ne soit pas fatigante.

« On ne devient plus ni pauvre ni riche : l’un et l’autre sont trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles.

« Point de pasteur et un seul troupeau ! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement va de son plein gré à l’asile de fous.

« Autrefois tout le monde était fou », disent les plus raffinés en clignant des yeux.

« On a de l’esprit et l’on sait tout ce qui est arrivé : aussi peut-on railler sans fin. On se dispute encore, mais on ne tarde pas à se réconcilier – sinon on se gâterait l’estomac.

« On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.

« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes en clignant les yeux. »

Et ici s’achève le premier discours de Zarathoustra, celui qu’on appelle « Prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et les transports de joie de la foule : « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, criaient-ils, rend-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te ferons cadeau du Surhomme ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue.

Mais Zarathoustra fut attristé et il dit à son cœur :

« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.

« Sans doute ai-je vécu trop longtemps dans la montagne, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.

« Placide est mon âme, et claire comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un homme froid, pour un railleur aux farces terribles.

« Et maintenant ils me regardent et rient : Il y a de la glace dans leur rire. »



[2] Peut-être, en wébérien, doit-on y voir un reste de calvinisme mal digéré ? (cf. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme)


[3]



[Le libéralisme économique] considère la concurrence comme supérieure non seulement parce qu’elle est dans la plupart des circonstances la méthode la plus efficace qu’on connaisse, mais plus encore parce qu’elle est la seule méthode qui permette d’ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire ou coercitive de l’autorité.

(Friedrich Hayek, La Route de la servitude, PUF, coll. « Quadrige », p. 33)




La concurrence du marché, quand on la laisse fonctionner, protège le consommateur mieux que tous les mécanismes gouvernementaux venus successivement se superposer au marché.

(Milton Friedman, La Liberté du choix, Belfond, p. 213)



[4] Eric Voegelin, Les religions politiques, Le Cerf


[5] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme : Le système totalitaire, Points Essais, p. 216


[6] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Folio Histoire, p. 256


[7] De ce point de vue, on peut se référer aux thèses de Jean-Claude Michéa sur l’interdépendance des libéralismes économique et culturel, par exemple : L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007


[8] Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple de ces hypocrisies, que la proposition du programme présidentiel de la France insoumise de rejoindre l’Alliance bolivarienne fût une idée contestable, c’est une chose, mais la manière dont elle a été montée en épingle est caricaturale. En effet, d’abord il ne s’agit que d’un point anecdotique au sein du programme en question (la lecture dudit programme ne laisse aucun doute) ; ensuite, elle correspond à une volonté de tisser des partenariats régionaux pour les territoires d’outre-mer français dans les Caraïbes, rien à voir, donc, avec un quelconque alignement de la France sur des intérêts étrangers ; enfin, Mélenchon lui-même s’est longuement expliqué sur ces questions.

Mais peu importe : cette histoire continue, plus d’un an après la présidentielle, d’être remise sur le tapis par ceux-là mêmes qui ne voient rien à redire au fait que leur cher président Macron persiste à vendre allègrement la France à cette tyrannie esclavagiste qu’est le Qatar. Les pétrodollars achètent tout, y compris et surtout les esprits.