Lois mémorielles, la folle mécanique

Electoralisme, communautarisme, lecture politique de l'Histoire... les critiques sur les lois mémorielles ont atteint leur paroxysme en 2005-2006

Actualité internationale 2012


C'est une mécanique que rien ne semble pouvoir enrayer. Fondée sur les sentiments les plus nobles, les aspirations démocratiques les plus élevées. Il s'agit de reconnaître les souffrances héritées du passé, d'offrir une réparation symbolique aux pires blessures de l'Histoire, d'interdire la négation des pages les plus noires du siècle passé.
Contestées dans leur efficacité et accusées d'entraver la liberté de la recherche, les lois mémorielles adoptées en France durant les deux dernières décennies, dans la foulée de la loi Gayssot (1990) réprimant la contestation des crimes contre l'humanité tels que définis à Nuremberg, avaient fini par attirer contre elles la colère d'une grande partie de la communauté scientifique. En octobre 2008, une mission parlementaire présidée par Bernard Accoyer (UMP) avait conclu qu'il fallait en finir avec les lois visant à écrire l'Histoire. Les parlementaires avaient jugé qu'il ne fallait pas remettre en cause les lois existantes et juré qu'on ne les y reprendrait plus. Et pourtant... En adoptant à une écrasante majorité, le 22 décembre 2011, une proposition de loi pénalisant la négation des génocides reconnus par la loi française, les députés ont replongé dans un engrenage périlleux, au risque de raviver la controverse et d'ouvrir une crise diplomatique avec la Turquie.
De manière assez prévisible, comme en janvier 2001, après le vote de la loi reconnaissant le génocide arménien, et en 2006, après une première loi pénalisant la négation du caractère génocidaire des massacres de 1915, restée bloquée au Sénat, la Turquie a rappelé son ambassadeur et multiplié les déclarations courroucées, les menaces et les sanctions.
Dans le même temps, en France, de nombreuses associations turques faisaient entendre leur voix. Au matin du 22 décembre, au moment du vote de la loi, quelques milliers de militants, amenés devant l'Assemblée nationale par cars, ont brocardé les députés en brandissant l'étendard de la liberté d'expression et le principe sacré de la liberté des chercheurs.
Ces slogans ne sauraient faire illusion, venant de partisans d'un Etat qui pratique une forme de négationnisme officiel sur la question du génocide arménien et où la liberté d'expression sur ces questions est plus qu'encadrée. Ce qui est ici contesté, ce n'est pas seulement l'opportunité d'une loi réprimant le négationnisme : c'est la réalité même du fait génocidaire. Ce négationnisme insidieux, paré des habits du respect de la liberté de pensée, est au fond l'argument le plus puissant en faveur de la loi.
Reste que le simple rappel des dates d'adoption de ces textes, 2001, 2006, 2011, suffit à donner corps à un soupçon d'arrière-pensées électoralistes, teintées de communautarisme (les propositions émanant de représentants de circonscriptions abritant une forte communauté arménienne), qui affaiblit le propos. Ce caractère n'est pas propre aux textes sur le génocide arménien : la loi qualifiant l'esclavage et la traite occidentale de crimes contre l'humanité, portée par Christiane Taubira, députée de Guyane, date elle aussi de 2001, année préélectorale.
Electoralisme, communautarisme, lecture politique de l'Histoire... les critiques sur les lois mémorielles ont atteint leur paroxysme en 2005-2006, après la mobilisation pour l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 enjoignant aux programmes scolaires d'insister sur le "rôle positif de la présence française outre-mer", alors que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste des traites négrières, était poursuivi pour négation de crimes contre l'humanité par des associations antillaises après avoir mis en doute le bien-fondé de la loi Taubira. Après des mois de polémique, l'article 4, opportunément déclassé par le Conseil constitutionnel, a été supprimé et la plainte contre M. Pétré-Grenouilleau retirée, alors que les appels à l'abrogation des lois mémorielles, notamment celui du collectif Liberté pour l'Histoire, portés par des historiens à l'autorité incontestable comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet, s'étaient faits plus discrets. La bataille semblait s'être calmée.
Pourquoi alors ranimer la querelle, ce qui offre une tribune inespérée aux négationnistes et complique encore la tâche des chercheurs qui, en Turquie, travaillent à faire connaître les heures les plus sombres de leur histoire ?
Pour ses défenseurs, la loi adoptée par l'Assemblée le 22 décembre, et qui attend désormais d'être examinée par le Sénat, n'est que la suite logique de la loi de 2001, un ovni juridique constitué d'un seul article qui se bornait à reconnaître le génocide. De plus, elle n'est que la transcription d'une directive européenne et ne vise pas la négation du génocide arménien, mais de tous ceux reconnus par la loi française. Outre que ce dernier argument est un peu spécieux (la loi ne reconnaît que deux génocides, celui perpétré par les nazis contre les juifs et le génocide arménien de 1915), il pourrait mettre en lumière un aspect potentiellement explosif du texte. Car, si la France reconnaît deux génocides, les Nations unies en reconnaissent deux de plus : celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, de 1975 à 1979, et celui des Tutsi, commis au Rwanda en 1994.
La simple reconnaissance par la France de ces deux autres massacres impliquerait mécaniquement que la loi s'applique à eux. Ce qui ouvrirait la voie à des querelles judiciaires explosives s'agissant du cas rwandais, dans lequel le rôle de la France continue à faire l'objet de très violentes controverses.
gautheret@lemonde.fr


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