Essais québécois - Les Cahiers Fernand Dumont

Les soucis de Fernand Dumont

Livres-revues-arts 2011


Les Cahiers Fernand Dumont
_ Pour l'avenir de la mémoire
_ «Sur les traces de Fernand Dumont»
_ Sous la direction de Serge Cantin
_ Fides
_ Montréal, 2011, 228 pages
Il suffit de le relire pour en prendre conscience: Fernand Dumont est le plus grand penseur de l'histoire du Québec. «Je n'ai pas été longue, écrivait Hélène Pelletier-Baillargeon en 1995, à reconnaître en lui l'intellectuel québécois sans doute le plus complet de sa génération.» Le sociologue et anthropologue français Georges Balandier rendait à son tour hommage à Dumont en 2009. «Il était simple avec une manière de grandeur», dit Balandier de celui qui fut son ami. Intellectuel discret, qui «avait le souci d'être toujours en retrait», qui «avait l'exigence du style» et qui concevait son travail «avec le sérieux d'une mission presque sacerdotale», Dumont, ajoute Balandier, «portait en lui l'interrogation et [...] la portait aux autres».
Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, les Québécois ont le devoir de chérir et d'entretenir la mémoire de l'homme et de son oeuvre. C'est, d'une certaine façon, la mission que se donnent Les Cahiers Fernand Dumont, dont le premier numéro vient de paraître, sous la direction de Serge Cantin. Cette publication n'entend pas se contenter d'étudier la lettre de l'oeuvre; elle souhaite plutôt «donner une voix» à son esprit, en abordant une fois par année les grands thèmes reliés à l'oeuvre de Dumont, comme la culture, les sciences de l'homme, la société québécoise, la religion et la mémoire.
Exceptionnellement, ce premier numéro est presque entièrement consacré à un florilège de textes de Dumont lui-même, publiés en revue pour la plupart, donc moins connus que les grandes oeuvres, et présentés comme des hors-d'oeuvre par Cantin. L'esprit de Fernand Dumont, la «dramatique» de sa pensée, s'y retrouve néanmoins exprimé avec la force et l'élégance qui caractérisent le style du sociologue et théologien de Montmorency.
Un chrétien inquiet
En 1949, à 21 ans, Dumont propose déjà une réflexion chrétienne nourrie à l'inquiétude. «Ce qui caractérise l'homme des masses, écrit-il, c'est avant tout l'infériorité de l'esprit: ses idées, ce sont les bobards des journaux, de la radio, du cinéma, des politiciens; ses amours, ce sont de vagues clichés sentimentaux. Aucune assise intérieure pour un sens moral et une liberté véritables.» La formule, on en conviendra, pourrait être reprise aujourd'hui. Dumont, faut-il le rappeler, ne regarde pas cet homme des masses de haut. Ce dernier n'est pas pour lui qu'un objet de la sociologie, mais un semblable, un frère.
Dans ce texte de jeunesse, le penseur appelle de ses voeux un «spiritualisme authentique» qui rejette les «effusions mystiques», l'opposition âme/corps et le refus de la science. Dans un texte paru dans Cité libre en 1961, il précise sa pensée. «Après la destruction de la tradition qui lui donnait spontanément, dans la société ancienne, un univers spirituel, [l'homme d'aujourd'hui], écrit Dumont, est livré à cet universel de pacotille que constituent les techniques de l'unanimité sociale.»
Dans le monde de la modernité technique, en d'autres termes, l'humain est devenu incapable de penser son existence «sous l'angle de la finalité». Le sens lui échappe. Vivant dans une «société du spectacle» où les modèles et les projets se multiplient et s'effacent à grande vitesse, où «tout devient relatif», l'humain est un spectateur désemparé, privé de mémoire et d'intention.
Dumont, qui réfléchit à cette crise de la culture («il y a crise de la culture quand on s'aperçoit qu'il y a telle chose que la culture», note-t-il) dans ses expressions occidentales et québécoises, n'a pas la prétention de détenir des solutions; seulement le souci de partager des interrogations et la ferveur de quelques convictions. «L'humanisme est, fondamentalement, une inquiétude de l'homme au sujet de l'homme, écrit-il. Socrate en est, sur ce plan, le prototype.» Et le sociologue, aujourd'hui, plus que le philosophe, serait son vrai successeur, parce qu'il est «celui qui peut écouter les gens, qui doit écouter l'ouvrier et le paysan.»
Socialisme et christianisme
Dumont a choisi, dès le début et une fois pour toutes, la «solidarité avec les gens d'en bas» et, pour cette raison, la tradition socialiste (non marxiste), c'est-à-dire «ce qui depuis déjà deux siècles incarne une attention particulière envers les plus démunis, une inquiétude au sujet des vérités officielles, une interrogation face aux options fondamentales que les hommes doivent prendre en commun sur le plan politique, sur le plan économique, sur le plan culturel aussi». Il a également choisi la tradition chrétienne, c'est-à-dire «une espérance dont la figure n'est guère précise».
Le socialisme seul est incomplet parce qu'il lui manque l'idée «que sa vieille espérance appelle autre chose qu'une pure et simple réalisation historique quelle qu'elle soit», parce qu'il oublie que «les raisons finales de la fraternité ne sont pas des raisons sociologiques». Le christianisme, lui, trop souvent, néglige le fait que le dialogue et la fraternité supposent «une certaine égalité», donc «une bataille contre les institutions», y compris le Vatican.
Dumont refuse de renvoyer l'espérance chrétienne dans l'au-delà. «On ne croit pas vraiment au Royaume des cieux et à la réconciliation qu'il suppose, écrit-il en 1965, si chaque jour on ne travaille pas comme si les hommes pouvaient contribuer d'eux-mêmes à les réaliser.» Jésus, précise-t-il, n'a pas parlé du problème des classes sociales. Les socialistes, sur ce plan, le complètent. Pour Dumont, d'ailleurs, la crise de la culture réunit l'humanisme chrétien et l'humanisme sans Dieu. «Chrétiens et agnostiques ne sont plus des adversaires irréductibles puisqu'ils partagent la même inquiétude au sujet de la figure de l'homme qui s'évanouit, explique le théologien. Dieu s'éloigne; l'homme aussi se défait. Désormais toute preuve de l'existence de Dieu sera solidaire des preuves de l'existence de l'homme.»
L'oeuvre de Fernand Dumont a clairement une portée universelle. La France intellectuelle, elle, pourtant, n'a pas vraiment reconnu sa valeur. Le sociologue Gérard Fabre essaie d'expliquer les raisons de cette indifférence dans ce numéro. Tant pis pour la France, nous contenterons-nous de conclure.
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louisco@sympatico.ca


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