Les Grecs n'ont pas à payer une dette qui n'est pas la leur

Réponse au simplisme démagogique de Richard Martineau


De grandes institutions qui violent les règles élémentaires de droit, bafouent leurs propres statuts, tolèrent des malversations et des fraudes, de grands responsables politiques et financiers pris en flagrant délit d’infraction et de malversation, et pour finir un peuple grec floué, humilié et spolié, telle est la triste réalité que révèle en pleine lumière le Rapport préliminaire de la Commission pour la Vérité sur la Dette grecque[1]


Contrairement à ce que répète à l’envi la cohorte d’experts et de journalistes invités à demeure des plateaux de télévision, des radios et de la presse écrite, la crise grecque ne trouve pas son origine dans un peuple essentialisé comme fainéant, fraudeur et vivant  à bon compte sur le dos de l’Europe et de ses habitants. C’est une toute autre histoire que met en évidence la Commission à l’issue de ses premières investigations.


Aléa (moral) jacta est


En effet, la crise de la dette publique grecque est en réalité une crise générée par quelques grandes banques, en particulier françaises et allemandes, qui après avoir privatisé des profits conséquents, ont socialisé une bonne partie de leurs pertes, non moins conséquentes, par une manipulation digne des praticiens du jeu de bonneteau. Dans cette escroquerie à grande échelle, le rôle du bonneteur ou manipulateur est tenu par les banques, celui des complices ou « barons » par la Troïka (le Fonds monétaire international, la Banque Centrale Européenne et la Commission européenne), celui des seconds couteaux par les gouvernements des États européens, et enfin celui de la victime par le peuple grec. Le préjudice subi s’élève à 320 milliards d’euros, le montant de la dette grecque.


L’histoire commence au début des années 2000, à un moment où les grandes banques occidentales décident de déverser massivement sur le marché grec, qu’elles estiment plus rémunérateur pour elles que leur marché national, une part importante des énormes liquidités dont elles disposent. Prises d’une frénésie irrépressible, elles prêtent aux entreprises, aux particuliers, à l’État grec et procèdent à l’acquisition de filiales sur place pour opérer plus facilement, à l’exemple du Crédit Agricole avec Emporiki et de la Société Générale avec Geniki. Inondées de liquidités, les banques grecques, privatisées depuis 1998, se lancent à leur tour dans l’octroi d’une quantité d’emprunts sans prendre la peine de procéder à l’analyse du risque qui est pourtant la base du métier de banquier. Ainsi, entre 2000 et 2009, les crédits explosent, les prêts aux ménages et les crédits immobiliers sont multipliés par 6, les financements aux entreprises doublent. Tout n’est que profit, calme et volupté dans le petit monde de la finance jusqu’à ce qu’éclate la crise de 2008-2009.  Née aux États-Unis avec la crise des subprimes qui a vu la spoliation de millions de ménages modestes, la crise devient internationale et gagne l’Europe et la Grèce. En Grèce, de nombreux ménages se retrouvent brutalement dans l’incapacité de payer leurs échéances et les banques sont aux abois. C’est alors qu’interviennent les gigantesques plans de soutien aux banques mis en place par la Banque Fédérale aux États-Unis (29 000 milliards de dollars) et par la Banque Centrale Européenne (5 000 milliards d’euros) car, fidèles pratiquants du commandement de l’aléa moral, les banquiers se sont empressés de faire supporter leurs pertes par les États, c’est-à-dire par les contribuables.


La Troïka ou l’éloge du crime en bande organisée


En 2009, en Grèce, la falsification des chiffres du déficit et du niveau de la dette publique donne le prétexte qui manquait pour justifier l’intervention du FMI au côté de ses deux complices, la Banque centrale européenne et la Commission européenne. Sous couvert de « plans de sauvetage » de la Grèce, cette Troïka va imposer au pays deux memoranda. Ces derniers prévoient des financements importants, respectivement de 110 et 130 milliards d’euros, mais qui, pour l’essentiel ne vont bénéficier qu’aux banques grecques et étrangères qui recevront plus de 80 % des sommes débloquées. Mais surtout, ces plans d’ajustement sont accompagnés de drastiques mesures d’austérité : licenciements massifs dans la fonction publiques, coupes dans les services publics, diminutions des salaires et des pensions, bradage du patrimoine du pays. Les effets de ces politiques vont être catastrophiques : en quelques années, le pays perd 25 % de son PIB, voit son taux de chômage tripler pour atteindre 27 % (60 % chez les jeunes et 72 % chez les jeunes femmes), et en lieu et place d’une diminution de la dette publique, on voit celle-ci augmenter jusqu’à 320 milliards d’euros pour représenter 177 % du PIB en juin 2015. Dans ces plans d’austérité imposés à la Grèce, le plus inadmissible est la crise humanitaire qu’ils ont suscitée en frappant indifféremment enfants, personnes âgées, migrants, malades, femmes isolées sans emploi, c’est-à-dire les plus fragiles de la société. Gabriel Sterne, un économiste d’Oxford Economics (une société de conseil spécialisée dans l’analyse économique et la prospective), reprenant une étude d’économistes du FMI portant sur 147 crises bancaires sur la période 1970-2011[2], constate que la crise grecque fait partie des 5 % des crises les plus graves. La chute de 42 % du PIB de la Grèce entre 2008 et 2015 est un phénomène qui n’a été observé que dans des pays confrontés à des guerres, à des effondrements du cours des matières premières et en Argentine dans les années 1980 et 1995[3].


2012 : Une restructuration de la dette au profit de la Grèce ? Non, une gigantesque opération de transfert des risques des banques privées vers le secteur public


L’événement le plus important dans la crise grecque ces dernières années, c’est le changement radical quant aux détenteurs de la dette publique. Alors qu’à la fin des années 2000 cette dette était à 80 % entre les mains des investisseurs financiers privés, aujourd’hui, c’est le secteur public qui la détient dans les mêmes proportions. Les économistes Benjamin Coriat et Christopher Lantenois ont attiré l’attention sur cette inversion de la dette grecque au niveau de sa structure à l’issue de la restructuration de 2012 dont l’objet essentiel était d’opérer « un transfert massif de risque du privé au public »[4]. Leurs collègues Zettelmeyer, Trebesch et Gulati soulignent également ce phénomène inhabituel : « Nous n’avons pas connaissance dans toute l’histoire des dettes souveraines d’un autre cas de « migration de crédit » du secteur privé vers le secteur public aussi énorme. » [5]


Cette « migration de crédit » obéissait au souci de sauver les banques, et non la Grèce et sa population. En juin 2013, ATTAC Autriche a publié une étude très détaillée pour identifier les véritables bénéficiaires du soi-disant « sauvetage » de la Grèce intervenu entre mai 2010 et juin 2012. Sur un total de 206,9 milliards d’euros, il est ressorti que 77 % avaient été affectés au secteur financier. L’étude précise que « ces 77 % constituent… un minimum d’un montant qui a pu être sous-estimé. »[6] Même Jean Arthuis, président de la commission des budgets au Parlement européen, le reconnaît dans un entretien donné le 11 mai 2015 au journal Libération : « on a, en fait, transféré le mistigri des banques aux États »[7].


La dette grecque est totalement insoutenable et en grande partie illégale, illégitime et odieuse


L’enquête minutieuse de la Commission a relevé de multiples irrégularités dans la mise en place des financements. Là encore, la liste est longue. Ainsi, le FMI dont l’article 1 des statuts indique qu’il a pour but de « contribuer… à l’instauration et au maintien de niveaux élevés d’emploi et de revenu », participe à la mise en place de memoranda qui prévoient de massives suppressions d’emplois et de drastiques diminutions de salaires et pensions. De même, la BCE a outrepassé son mandat en imposant, dans le cadre de sa participation à la Troïka, l’application de programmes d’ajustement macroéconomique (à savoir l’ignominieuse réforme du marché du travail). De son côté, le FESF a violé l’article 122.2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui autorise le financement d’un État membre « lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle ». Or la Grèce ne rentrait pas dans ce cadre car, à l’instar d’autres pays de l’Union européenne, elle avait vu sa situation se détériorer suite à la mise en œuvre des conditionnalités fixées dans les protocoles d’accord, sachant par ailleurs que la mise en place du prétendu « programme d’aide » (le Memorandum of Undestanding) s’est faite en violation de la procédure de ratification telle que prévue dans la Constitution grecque. On peut également considérer que les prêts bilatéraux consentis par les États présentent de nombreuses irrégularités ou clauses abusives, notamment lorsque l’accord de facilité de prêt prévoit que les dispositions de l’accord doivent être mises en œuvre même si elles sont illégales. Enfin, les dettes des créanciers privés peuvent être également considérées comme illégales car elles révèlent une attitude irresponsable des banques privées avant l’arrivée de la Troïka et une mauvaise foi de certains créanciers privés qui ont spéculé sur la dette grecque en utilisant les Credit default swaps (CDS).


De nombreux droits humains (droit à la santé, au logement, à l’éducation, à la Sécurité sociale, droit du travail etc.) sont foulés aux pieds au prétexte qu’il faut d’abord payer la dette, alors que les traités internationaux, la Constitution grecque et la réglementation de l’Union européenne et celle de ses États membres prévoient précisément le contraire.


Par ailleurs nombre de contrats de prêts ont été entachés de lourdes irrégularités. La violation de la procédure de ratification telle que prévue dans la Constitution grecque rend tout simplement inconstitutionnels les conventions de prêt et les protocoles d’accord. Les deux clauses de délégation au Ministre des finances ne sont pas constitutionnelles. D’autres clauses abusives imposées par les créanciers violent la souveraineté de l’État grec, comme celle par laquelle ce dernier en tant qu’emprunteur « renonce… de façon irrévocable et inconditionnelle, à toute immunité à laquelle il a ou pourrait avoir droit, eu égard à lui-même ou à ses biens, par rapport à toute procédure juridique en rapport avec cette convention… »[8]Plus grave encore, certains contrats ont donné lieu à de grossières malversations, comme par exemple des versements de fonds réalisés sans facture pour des contrats d’armement, ainsi que nous l’a appris le nouveau ministre grec de la défense à l’occasion d’une rencontre à son ministère.


En résumé, on peut conclure que la dette publique grecque est illégale car elle a été consentie en violation de procédures légales, des droits nationaux, du droit de l’Union européenne et du droit international. Cette dette est également illégitime en ce sens qu’elle n’a pas servi l’intérêt général, elle n’a pas bénéficié à l’ensemble de la population mais à une petite minorité d’intérêts particuliers. Cette dette présente un caractère odieux car, lors de sa mise en place, les créanciers savaient qu’ils violaient des principes démocratiques avec pour conséquence le non-respect de droits humains fondamentaux. Enfin cette dette est en totalité insoutenable en ce sens qu’elle empêche l’État grec de respecter ses obligations en matière de droits humains fondamentaux.


Que peut faire l’État grec aujourd’hui ?


Le rapport préliminaire établi par la Commission fournit aux autorités grecques de nombreuses pistes de droit pour la suspension et la répudiation de la dette souveraine grecque.


L’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose que les traités qui lient les parties doivent être exécutés de bonne foi. La mauvaise foi et la contrainte (observée notamment lors de la renégociation de la dette) sont des motifs de nullité. En droit international, un État lésé peut ne pas exécuter une obligation internationale vis-à-vis d’un autre État si ce dernier s’est rendu responsable d’un acte internationalement illicite. La Constitution grecque a été violée, en particulier en ce qui concerne l’obligation d’obtenir l’accord du Parlement pour les accords internationaux. Enfin, les droits humains, consacrés à l’article 103 de la Charte des Nations Unies, priment sur les autres obligations contractuelles.


En plus de ces fondements de droit, l’État grec peut décider une suspension unilatérale de sa dette en se fondant sur l’état de nécessité. Toutes les conditions pour la mise en place d’une telle décision sont remplies dans la mesure où les autorités grecques doivent protéger un intérêt essentiel de l’État contre un péril grave et imminent et qu’elles ne disposent pas d’autre moyen à leur disposition pour protéger l’intérêt essentiel en question. Enfin, lorsqu’un État est confronté à une dette insoutenable, il peut unilatéralement décider de faire défaut car l’insolvabilité souveraine a sa place dans le droit international.


Face à des institutions aveuglées par une haine de classe et à des créanciers corrompus et dépourvus de tout scrupule, les autorités grecques auraient bien tort de se priver de ces moyens de droit même si leur mise en œuvre ne peut répondre qu’à une partie des problèmes auxquels est confrontée leur pays depuis des mois. La décision prise à l’unanimité par le conseil des ministres grec de consulter la population sur la dernière proposition des institutions européennes pourrait bien être la première étape d’un processus qui mène à l’annulation de la dette grecque ou tout au moins à une partie significative de celle-ci. Aujourd‘hui, à quelques jours du référendum, le soutien international au peuple grec doit s’intensifier pour l’appuyer dans son refus du projet de la Troïka qui doit être remplacé par un programme alternatif, démocratique et au service de l’ensemble de la population.


 




[1]Ce rapport a été réalisé par la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque créée le 4 avril 2015 Par Zoé Konstantopoulou, la Présidente du Parlement hellénique. Composée d’une trentaine de membres (pour moitié grecs et pour l’autre moitié de personnes représentant une dizaine de nationalités), la Commission a travaillé durant 2 mois et demi pour produire un rapport préliminaire présenté le 17 et 18 juin dernier aux autorités du pays réunies au Parlement. On peut consulter la synthèse en français de ce rapport avec le lien : http://cadtm.org/Synthese-du-rapport-de-la et le texte complet en anglais avec cet autre lien : http://cadtm.org/Preliminary-Report-of-the-Truth.


[2]Luc Laeven & Fabián Valencia, « Systemic Banking Crises Database: an Update”, IMF Working Paper, 12/163, http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2012/wp12163.pdf


[3]Gabriel Sterne, cité par Matthew C. Klein, « Greece: It can’t get *that* much worse, can it ?”, canhttp://ftalphaville.ft.com/2015/06/18/2132201/greece-it-cant-get-that-much-worse-can-it/?


[4] Benjamin Coriat, Christopher Lantenois, « De l’Imbroglio au Chaos : la crise grecque, l’Union européenne, la finance… et nous », avril 2013, p. 22,         
http://www.atterres.org/sites/default/files/Note%20De%20l'Imbroglio%20au%20Chaos,%20avril%202013_0.pdf


[5]Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch, and Mitu Gulati, “The Greek Debt Restructuring: An Autopsy”,  Working Paper Series, August 2013, pp. 34-35, http://www.iie.com/publications/wp/wp13-8.pdfpp 34-35.


[6] Attac, “Greek Bail-Out: 77% went into the Financial Sector“, June 17, 2013,                    
http://www.attac.at/news/detailansicht/datum/2013/06/17/greek-bail-out-77-went-into-the-financial-sector.html


[7]Libération, lundi 11 mai 2015, p. 11.


[8] Convention de prêt, article 14, paragraphe 5 ; Convention cadre FESF, article 15, paragraphe 2 ; MFAFA, article 15, paragraphe 4.


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