La conscience du collectif a disparu en France, ce qui place notre pays dans une situation de faiblesse, argumente l’économiste et essayiste*.
Les Français ne savent plus dire « nous » Ernest Renan a écrit que la Révolution française « n’a laissé debout qu’un géant, l’État, dominant des millions de nains ». Et Frédéric Le Play a repris, presque mot pour mot, ce constat et cette pensée. Ces deux penseurs conservateurs avaient vu l’essentiel. La France est une addition de « je » qui réclament qu’on respecte leurs droits subjectifs, sans considération des devoirs qui doivent en être la contrepartie.
Et de qui les millions de « je » français attendent-ils l’octroi et la garantie de leurs droits ? De l’État : le « Il ». « Il » doit assurer le respect des droits individuels, « Il » doit garantir la sécurité, « Il » doit la justice sociale, « Il » doit veiller à notre bonne santé, à l’éducation de nos enfants, à nos emplois. Les Français ont une conjugaison appauvrie, à la première personne du singulier et à la troisième personne du singulier. Mais où est le « nous » dans cette conjugaison ? Presque nulle part. Où est l’expression du collectif et son organisation qui sont une dimension essentielle d’une vie sociale et politique riche et efficace ? Là encore : presque nulle part. Les Français en sont venus à ignorer le « nous ».
Un homme politique de grand sens, revenant du congrès des maires de France, me confiait il y a peu : « Les maires ne veulent pas de responsabilités, ils ne veulent pas de décentralisation, ils ne veulent qu’une chose : continuer à distribuer les permis de construire et que l’État s’occupe du reste. » Il a, je le crains, globalement raison et les collectivités locales qui pourraient être le lieu privilégié de la formation et de l’action du « nous » ne jouent qu’imparfaitement ce rôle.
Des églises, des partis, des associations pourraient être le creuset où s’élaborerait un « nous » pluriel structurant la vie sociale. Cela a existé, en France, en des temps pas si lointains où deux forces contribuaient à structurer la vie sociale. Elles s’appelaient : Église catholique et Parti communiste français. Avec toutes leurs associations, de jeunesse notamment, elles donnaient un cadre qui aidait les individus à prendre part à la vie sociale. Mais, depuis le milieu des années 1960, ces deux forces sociales expressions de « nous » concurrents et contestables sont tombées en capilotade. Elles n’ont pas été remplacées. De sorte que la France est réduite à une addition de « je », concurrents, envieux, vindicatifs réclamant sans cesse du « Il », l’État, qu’il veuille bien faire leur bonheur. C’est une équation perdante et sans force qui produit « l’apoplexie du centre et l’anémie des extrêmes » pour reprendre les mots de Lamennais. Or, pour faire face efficacement à certains des plus graves problèmes français, la dimension collective du « nous » est indispensable. J’en mentionnerai deux : les addictions et la sécurité.
Addictions d’abord, car on sait qu’elles minent la vie familiale de millions de Français. Il y a, dit-on, entre 3 et 5 millions d’alcooliques en France. Et que propose l’État face à ce fléau social : 800 lits pour toute la France dans les services d’alcoologie. Une plaisanterie ! Autant dire qu’il n’y a pas de politique de santé publique face à l’alcoolisme. La solution, c’est donc le « nous », c’est à-dire les associations qui aideront les patients à se prendre eux-mêmes en charge et à s’entraider.
Autre fléau : l’insécurité, qu’elle soit intérieure ou extérieure. L’explosion de la criminalité depuis le début des années 1960 est telle que jamais les forces de l’ordre ne croîtront assez pour l’endiguer. Que faire, alors ? S’en remettre à la sécurité privée, comme le font de plus en plus de pays ? Mais c’est très inégalitaire. Alors, la solution n’est-elle pas dans l’organisation d’une sécurité collective et nationale, d’un « nous », qui irait de l’entraide entre particuliers à la recréation d’une garde nationale comme elle a existé en France jusqu’en 1872 ?
Observons d’ailleurs que la seule institution qui bénéficie encore du respect des Français est précisément l’armée qui présente la particularité d’avoir un bien commun clairement identifié, une organisation collective efficace et un véritable esprit de corps. L’armée, c’est peut-être tout ce qui reste du « nous » en France.
En définitive, on l’aura compris, ce qui manque à la France c’est une ambition nationale qui s’appuierait sur ce que les grands penseurs conservateurs, notamment les américains Robert Nisbet et Robert Putnam, appellent des communautés. Des communautés et non des communautarismes, bien évidemment ! Nisbet a analysé les données du problème dans un livre paru en 1953 : The Quest for Community. La disparition des communautés traditionnelles a laissé les individus impuissants et aliénés face à un État moderne devenu surpuissant. Et le lien qui s’est instauré entre les individus et l’État est devenu un rapport d’addiction. L’État est une drogue légale que les Français consomment sans modération. Mais non sans dommages. Et c’est dans ce contexte que les communautarismes se développent, car ils apportent une « réponse » exécrable à un des problèmes majeurs de notre temps : la quête du « nous », la quête de vraies communautés apportant un peu d’humanité alors que les rayons sans chaleur de l’État ne réchauffent rien.
Les conservateurs, les vrais, sont les hommes du « nous ». Et les Français ont un besoin vital de ce « nous ».