Les États-Unis illettrés

642b696bfb2588bd29a7fa7c68736528

L'ennemi commun des peuples

Nous vivons dans deux états-Unis. Une partie des États-Unis, maintenant minoritaire, qui fonctionne dans un monde lettré basé sur l’écriture imprimée et qui est en mesure de faire face à la complexité et possède les outils intellectuels pour différencier l’illusion de la vérité.
L’autre partie des États-Unis, qui est majoritaire, évolue dans un système basé sur la non-réalité elle-même basée sur la croyance. Elle est dépendante des images habilement manipulées pour son information. Elle s’est écartée de la culture basée sur l’écriture imprimée. Elle ne sait pas différencier les mensonges de la vérité. Elle est informée par des narratifs et des clichés simplistes et puérils. Elle est assujettie au désarroi par l’ambiguïté, la nuance et l’autoréflexion. Cette fracture, plus que la race, la classe ou le sexe, plus que le rural ou l’urbain, le croyant ou l’incroyant, « Républicain » ou « Démocrate », a divisé le pays en entités radicalement distinctes, infranchissables et antagoniques.
Il y a plus de 42 millions d’adultes étasuniens, dont 20% détiennent un diplôme d’études secondaires, qui ne peuvent pas lire, ainsi que les 50 millions qui ont un niveau de lecture de huitième ou de septième [9 ou 10 ans]. Près d’un tiers de la population du pays est illettrée ou peu lettrée. Entretemps il est estimé que leur nombre croît de 2 millions par an. Mais même les soi-disant lettrés reculent en grand nombre dans l’existence basée sur l’image. Un tiers des diplômés du secondaire, ainsi que 42% des diplômés du collège, ne lisent jamais de livre après la fin de leurs études. L’an dernier [2007 – NdT] 80% des familles étasuniennes n’ont pas acheté de livre.
Les illettrés votent rarement, et quand c’est le cas ils le font sans la capacité de prendre des décisions fondées sur des informations textuelles. Les campagnes politiques étasuniennes ont appris à communiquer dans l’épistémologie réconfortante des images et de contourner les vraies idées et la politique, contre des slogans dérisoires et des narratifs personnels rassurants. La propagande politique a maintenant la mascarade comme idéologie. Les campagnes politiques sont devenues une expérience. Elles ne nécessitent pas de compétences cognitives ou autocritiques. Elles sont conçues pour enflammer les sentiments pseudo-religieux d’euphorie, d’autonomisation et de salut collectif. Les campagnes qui réussissent sont des instruments psychologiques soigneusement fabriquées qui manipulent le public par l’inconstance de son humeur, de ses émotions et de ses impulsions, dont beaucoup sont subliminales. Elles concoctent une extase publique qui annule l’individualité et favorise un état d’abêtissement. Elles nous plongent dans un éternel présent. Elles répondent à une nation qui vit maintenant dans un état d’amnésie permanente. C’est du style et du récit, pas du contenu et de l’histoire ou de la réalité, qui informe sur notre politique et nos vies. Nous préférons les illusions heureuses. Et cela fonctionne parce qu’une tellement grande proportion de l’électorat étasunien, y compris ceux qui devraient le mieux savoir, jette aveuglément ses bulletins de vote pour des slogans, des sourires, des tableaux familiaux joyeux, des narratifs, pour l’impression de sincérité et l’attractivité des candidats. Nous confondons ce que nous sentons avec la connaissance.
Les illettrés et semi-illettrés, une fois les campagnes terminées, restent impuissants. Ils ne peuvent toujours pas protéger leurs enfants des écoles publiques dysfonctionnelles. Ils ne peuvent toujours pas comprendre le caractère prédateur des offres de prêt, les subtilités des documents hypothécaires, les accords de carte de crédit et les lignes de crédit renouvelable qui les conduisent aux saisies et aux faillites. Ils s’empêtrent toujours avec les tâches les plus élémentaires de la vie quotidienne depuis la lecture des instructions sur les des flacons de médicaments, au remplissage des formulaires des banques, des documents de prêt de voiture, de prestations et d’assurance chômage. Ils regardent, impuissants et sans comprendre que des centaines de milliers d’emplois disparaissent. Ils sont otages de marques. Les marques viennent avec des images et des slogans. Les images et les slogans c’est tout ce qu’ils comprennent. Beaucoup mangent dans les restaurants rapides, non seulement parce qu’ils ne sont pas chers, mais parce qu’ils peuvent commander à partir d’images plutôt que de menus. Et ceux qui les servent, également semi-illettrés ou illettrés, tapent les commandes sur une caisse enregistreuse où sont dessinés sur le clavier des symboles et des images. Voilà notre nouveau monde.
Les dirigeants politiques dans notre société post-lettrée n’ont plus besoin d’être compétents, sincères ou honnêtes. Ils ont besoin seulement de paraître avoir ces qualités. Ce qu’ils ont besoin le plus c’est d’une histoire d’un narratif. La réalité du narratif est sans importance. Il peut être complètement en désaccord avec les faits. La consistance et l’attrait émotionnel de l’histoire sont primordiaux. La compétence la plus essentielle dans le théâtre politique et la culture de consommation est l’artifice. Ceux qui sont les meilleurs dans l’artifice réussissent. Ceux qui ne maîtrisent pas l’art de l’artifice échouent. À l’ère des images et du divertissement, dans un âge de gratification émotionnelle instantanée, nous ne recherchons, ni nous voulons l’honnêteté. Nous demandons à être satisfaits et divertis par des clichés, des stéréotypes et des récits mythiques qui nous disent que nous pouvons être qui nous voulons être, que nous vivons dans le plus grand pays du monde, que nous sommes dotés de qualités morales et physiques supérieures et que notre glorieux avenir est prédestiné, à cause de nos attributs comme étasuniens ou parce que nous sommes bénis de Dieu, ou les deux.
La capacité à magnifier ces simples et puérils mensonges, de les répéter et de les faire répéter en boucles de cycles d’information sans fin, donne à ces mensonges l’aura de vérité incontestée. Nous sommes continuellement nourris de mots ou d’expressions comme oui nous le pouvons, anticonformisme, changement, pro-vie, espoir ou la guerre contre le terrorisme. On se sent bien à ne pas avoir à réfléchir. Tout ce que nous avons à faire c’est de visualiser ce que nous voulons, croire en nous-mêmes et sommer ses ressources intérieures cachées, qu’elles soient divines ou nationales, et faire en sorte à ce que le monde se conforme à nos désirs. La réalité n’est jamais un obstacle à notre avancement.
The Princeton Review a analysé les transcriptions des débats Gore-Bush, les débats Clinton-Bush-Perot de 1992, les débats Kennedy-Nixon de 1960 et les débats Lincoln-Douglas de 1858. Il a examiné ces transcriptions en se servant d’une évaluation de vocabulaire courant indiquant le niveau minimum d’instruction requis pour un lecteur à comprendre le texte. Au cours des débats de 2000, George W. Bush a parlé à un niveau scolaire de la sixième [11 ans] et Al Gore à un niveau de cinquième [12 ans]. Dans les débats de 1992, Bill Clinton a parlé à un niveau de la cinquième [12 ans], alors que George H.W. Bush a parlé à un niveau de la sixième [11 ans], comme l’a fait H. Ross Perot. Dans les débats entre John F. Kennedy et Richard Nixon, les candidats ont parlé en langue utilisée en seconde [15 à 16 ans]. Dans les débats d’Abraham Lincoln et Stephen A. Douglas les niveaux étaient respectivement de la première [16 à 18 ans] et de la terminale [17 à 18 ans]. En bref, la rhétorique politique d’aujourd’hui est conçue pour être compréhensible d’un enfant de 10 ans ou d’un adulte avec un niveau de lecture de septième. Elle est adaptée à ce niveau de compréhension, parce que la plupart des étasuniens parlent, pensent et se divertissent à ce niveau. Voilà pourquoi le cinéma, le théâtre et d’autres expressions artistiques sérieuses, de même que les journaux et les livres, sont mis de côté par la société étasunienne. Au 18ème siècle le personnage le plus célèbre était Voltaire. Aujourd’hui, le « personnage » plus célèbre est Mickey Mouse.
Dans notre monde post-lettré, parce que les idées sont inaccessibles, il y a un besoin constant de stimuli. Les informations, le débat politique, le théâtre, l’art et les livres sont jugés non pas sur la puissance de leurs idées, mais sur leur capacité de divertir. Les produits culturels qui nous forcent à nous examiner nous-mêmes et notre société sont condamnés comme élitistes et impénétrables. Hannah Arendt avait averti que la marchandisation de la culture conduit à sa dégradation, et crée ainsi une nouvelle classe d’intellectuels célèbres, quoique eux-mêmes bien lus et informés, voient leur rôle dans la société comme étant de convaincre les masses que « Hamlet » peut être aussi divertissant que « Le roi Lion » et peut-être aussi éducatif. « La culture », écrit-elle, « est détruite afin de produire du divertissement. »
« Il y a beaucoup de grands auteurs du passé qui ont survécu à des siècles d’oubli et de négligence », avait écrit Arendt, « mais la question est encore ouverte de savoir s’ils arriveront à survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. »
Le changement d’une société basée sur le texte imprimé en une société basée sur des images, a transformé notre nation. Des segments énormes de notre population, en particulier ceux qui vivent dans l’étreinte de la droite chrétienne et de la culture de consommation, sont complètement largués de la réalité. Ils manquent de capacité à rechercher la vérité et d’affronter de manière rationnelle nos croissants maux sociaux et économiques. Ils cherchent la clarté, le divertissement et l’ordre. Ils sont prêts à utiliser la force pour imposer cette clarté sur d’autres, en particulier sur ceux qui ne parlent pas comme ils parlent ou qui ne pensent pas comme ils pensent. Tous les outils traditionnels de la démocratie, y compris la vérité objective scientifique et historique, des faits, des nouvelles et un débat rationnel, sont des instruments inutiles dans un monde qui n’a pas la capacité à les utiliser.
Au fur et à mesure que nous sombrons dans une crise économique dévastatrice, une que Barack Obama ne peut pas arrêter, il y aura des dizaines de millions d’étasuniens qui seront impitoyablement poussés sur le côté. Alors leurs maisons seront forcloses, leurs emplois perdus, et ils seront obligés de se déclarer en faillite et d’observer leurs communautés s’effondrer, et ils reculeront davantage dans le fantasme irrationnel. Ils seront conduits vers des illusions luisantes et autodestructrices par nos Pied Pipers* modernes - nos annonceurs des grandes multinationales, nos charlatans prédicateurs, nos nouvelles télé-célébrités, nos gourous de l’auto-assistance, notre industrie du divertissement et de nos démagogues politiques - qui offriront des formes d’évasion de plus en plus absurdes.
Les valeurs fondamentales de notre société ouverte, la capacité à penser par soi-même, de tirer des conclusions indépendantes, d’exprimer la dissidence quand le jugement et le bon sens indiquent que quelque chose ne va pas, d’être autocritiques, de défier l’autorité, de comprendre des faits historiques, de séparer la vérité du mensonge, de plaider en faveur du changement et de reconnaître qu’il existe d’autres points de vue, différentes manières d’être, qui sont moralement et socialement acceptables, sont en train de mourir. Obama a utilisé des centaines de millions de dollars de fonds de campagne pour séduire et manipuler cet illettrisme et cet irrationalisme à son avantage, mais ces forces se révéleront être ses ennemies le plus mortelles une fois qu’elles entreront en collision avec la réalité terrible qui nous attend.
Chris Hedges

Squared

Chris Hedges4 articles

  • 1 149

Co-lauréat du "Pulitzer prize" pour une série d’articles publiés par le New York Times sur le terrorisme mondial. Son livre le plus récent : "Collateral Damage : America’s War Against Iraqi Civilians" ("dommages collatéraux : la guerre des Etats-Unis contre la population civile en Irak").





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé