ENTREVUE AVEC CORALIE DELAUME

Les États désunis

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Le saut en arrière est désormais inévitable

Paris — Rarement le sentiment d’appartenance à l’Europe aura-t-il été aussi bas. Pour la politologue Coralie Delaume, auteure du livre Europe, les États désunis (éd. Michalon), ce que l’on désigne poliment comme une « montée des populismes » est le résultat d’une stratégie de construction européenne qui a ignoré les nations. Au fond, dit-elle, l’Union européenne récolte ce qu’elle a semé.​

On n’a jamais vu l’extrême droite aussi forte dans une élection en Europe. Comment interprétez-vous cette montée des populismes ?

On peut d’abord y percevoir l’effet de la crise économique, évidemment. Mais on y discerne aussi un gigantesque sentiment d’impuissance. Il y a un problème démocratique en Europe, un sentiment de frustration qui s’exprime ainsi. Les gens ont l’impression qu’ils ne maîtrisent pas leur destin. L’extrême droite devrait obtenir de très bons résultats en France [...]. Or [les Français, comme les Néerlandais, ont justement] voté non au référendum constitutionnel de 2005. Pourtant, ce « non » leur a été volé puisqu’on leur a ensuite imposé exactement le même texte avec le traité de Lisbonne. Comment voulez-vous qu’ils ne soient pas frustrés ?

L’extrême droite est malheureusement la seule qui ose critiquer la construction européenne. Elle apparaît comme la seule voix dissonante dans un paysage terriblement homogène.

Le premier parti européen n’est-il pas celui de l’abstention ?

Aux dernières élections, l’abstention a atteint 60 %. Il n’est pas exclu qu’elle augmente. Au fond, cette élection est un peu une fausse élection. On occupe les citoyens en leur donnant l’impression qu’ils choisissent. Pourtant, ce Parlement ne peut pas proposer de lois. Les peuples ne choisissent rien. La preuve, c’est que lorsqu’on fait un référendum, on balaie le résultat sous le tapis. De plus en plus d’Européens ne veulent plus jouer le jeu de cette institution qui n’est qu’un prétexte pour se donner bonne conscience.

Vous prétendez que l’Europe s’est toujours construite ainsi.

Dès 1952, Jean Monnet a voulu intégrer techniquement les différents pays en commençant par la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Son idée était de créer un engrenage afin que ces pays ne puissent plus se défaire les uns des autres. Ce n’était pas l’idée de De Gaulle, qui voulait une politique commune choisie par des pays souverains. Monnet, lui, se méfiait du politique. Il voulait créer des institutions supranationales qui seraient aux mains de techniciens.

Le projet a marché au-delà de ses espérances. Aujourd’hui, l’Union européenne, c’est beaucoup d’économie, beaucoup de droit et très peu de politique. L’Europe est même incapable d’avoir un traitement commun de la crise ukrainienne.

L’Europe avance donc vers une forme de fédéralisme sans qu’on ose prononcer le mot ?

L’euro est de toute évidence une création fédérale. Mais il n’est pas adossé à un État fédéral. Ça marche donc très mal. Déjà, il n’y a ni budget fédéral ni transferts des régionsriches vers les régions pauvres. Les pays riches y sont même hostiles. Merkel ne veut absolument pas fédérer les dettes, ce qui peut se comprendre. Après tout, le peuple grec n’est pas son peuple. Les Allemands sont réticents à payer comme ils l’ont fait pour leurs compatriotes de l’Allemagne de l’Est au moment de la réunification. Cette solidarité ne joue pas avec les Grecs, car il n’y a pas de peuple européen. Créer une monnaie sans qu’il y ait un peuple et la volonté de construire un État, ça ne peut pas marcher.

Même l’Allemagne reste ambivalente face à l’euro.

L’Allemagne voit bien que l’euro lui sert mais qu’il conduit à une fédéralisation des dettes souveraine. C’est elle qui garantit le Mécanisme européen de stabilité. Quand la Grèce a fait défaut une première fois en 2010, ce sont les créanciers privés qui ont perdu de l’argent. Mais aujourd’hui, les prêts accordés à la Grèce sont garantis par les États membres et ce sont les pays riches qui devront payer. L’Allemagne ne veut pas payer pour ceux qu’elle considère, erronément d’ailleurs, comme les cigales du Sud.

Si la construction actuelle est bancale, il faut donc faire un saut.

C’est vrai. Sauf que le saut en avant est impossible car il n’y a pas de peuple européen. Il n’y aura jamais en Europe cet attachement qui fera que les Allemands accepteront de payer pour les Grecs et les Autrichiens pour les Portugais. En France, d’ailleurs, personne n’ose plus parler de saut fédéral. François Hollande dit que, si on sort de l’Europe, on sort de l’histoire. Mais on est déjà en train de sortir de l’histoire.

Un saut en arrière, lui, est-il envisageable ?

Il est inévitable. Si on ne déconstruit pas un peu l’euro, ça finira par exploser. Cette construction est totalement irrationnelle. Il n’y a pas si longtemps, évoquer une sortie de l’euro, c’était blasphémer. Aujourd’hui, les choses changent. On découvre qu’il serait possible de conserver l’euro pour les échanges extérieurs alors qu’entre eux les pays européens commerceraient en devises nationales, ce qui permettrait des formes de dévaluations coordonnées.

Mon inquiétude est que, si on ne fait rien, la situation se dégrade au point de provoquer de la violence politique et l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite quelque part. On prétend que l’Europe, c’est la paix. C’est de moins en moins vrai.

Coralie Delaume: Europe, les Etats Désunis by pascale-fourier


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