Le 11 novembre 2008, la ferveur commémorative du monde occidental est tournée vers le 90e anniversaire de la signature de l'armistice qui mit fin à la Première Guerre mondiale de 1914-18. Cet événement légua au XXe siècle plus de 10 millions de morts, une Europe affaiblie, le bolchevisme en Russie, un Moyen-Orient redessiné, une Amérique en pleine affirmation et les germes du second conflit mondial.
Dans le cadre de cette commémoration, c'est néanmoins d'abord la figure de l'ancien combattant et des hommes qui ont combattu et souffert dans les tranchées de Flandres et de France qui est retenue. Mais, pour que ces individus soient commémorés, leur action doit avoir un sens aux yeux de la société, ou de la communauté commémorant.
Or, depuis au moins les années 1920-1930, un fossé sépare la population francophone du Québec du reste du Canada en ce qui a trait à l'inscription dans le discours officiel canadien de la commémoration du passé militaire. Une illustration intéressante de cet état de fait nous est fournie par le cinéma.
En octobre dernier, deux films sont en effet sortis sur les écrans au Québec: l'un canadien, Passchendaele, et l'autre québécois, Le Déserteur. Ces deux productions ont pour intrigue les deux conflits mondiaux. Le scénario de Passchendaele traite d'une histoire d'amour d'un jeune soldat canadien qui sert dans les tranchées durant la Première Guerre mondiale, dans l'une des plus difficiles batailles de l'automne 1917, dans laquelle le Canada compta près de 5000 morts.
Le film met en scène, de manière réaliste et hollywoodienne, les conditions de vie des soldats de la Grande Guerre dans la boue, et leur confrontation à la violence des combats, et en particulier de l'artillerie. Sur ce point, pour l'historien, le cinéma s'avère un outil fort intéressant pour donner vie à un élément du passé que sinon seuls des écrits permettent d'appréhender. D'un autre point de vue, il convient de noter que cette production traduit la vision générale qu'ont les Canadiens de leur passé militaire, à savoir une histoire faite d'héroïsme et de souffrance en premières lignes.
Rappelons que pour les Canadiens, la Première Guerre mondiale est un événement majeur dans l'émergence du Canada contemporain: de ses sacrifices a émergé l'idée d'un Canada adulte sur la scène internationale, ce qu'avalise d'ailleurs sa place aux côtés de la Grande-Bretagne et de ses Alliés lors de la signature du Traité de paix de Versailles, en juin 1919.
Avec le film Le Déserteur, la donne retenue est tout autre. Le scénario se déroule au cours de la Seconde Guerre mondiale. Mais, ce n'est pas, à l'exemple des films américains, l'action des soldats au front, contre l'ennemi allemand en Europe occupée, qui est retenue. C'est plutôt une lecture québécoise de l'événement qui est le coeur de cette production. Le film traite ainsi de l'épineuse question des conscrits réfractaires canadiens-français.
En juin 1940, le gouvernement canadien adopte la loi sur la mobilisation des ressources nationales qui prévoit, entre autres choses, la conscription de 90 000 hommes pour la défense du sol canadien, tandis que servir en Europe demeure sur une base volontaire. Mais, en janvier 1942, le premier ministre Mackenzie King demande, par référendum, de pouvoir utiliser la conscription pour le service outre-mer. Le Québec vote à 72 % non, tandis que le reste du Canada approuve le recours à la conscription pour combattre en Europe à 80 %.
Jusque dans les années 1970 au moins, les conscrits réfractaires furent rejetés dans l'ombre de l'histoire par la mémoire officielle canadienne des conflits mondiaux, notamment par le biais de la mise en scène de la cérémonie du 11 novembre qui valorise les anciens combattants. Pour la mémoire québécoise, en particulier avec la crise d'Octobre et l'affirmation d'un projet souverainiste, les Québécois revisitent leur passé en ne retenant que les éléments à même de les différencier du reste du Canada. C'est ainsi que sont oubliés les milliers de volontaires du Québec des deux premiers conflits mondiaux au profit de ceux qui refusèrent la coercition.
La sortie simultanée de ces deux films rend bien compte de cette réalité du rapport au passé militaire de la mémoire québécoise et canadienne. Par définition, la mémoire opère des choix et ne retient du passé que ce qui est le plus significatif pour le groupe qui la porte et qui, par son biais, dessine sa place propre dans le passé. Le cinéma apparaît comme un vecteur mémoriel à même de confronter un groupe à des éléments vus comme représentatifs de son expérience du passé. Mais les choix mémoriels opérés passent alors sous silence la complexité de ce que fut réellement l'histoire.
Pour le Canada, l'héroïsme l'emporte sur toutes dissensions. L'idée d'un pays uni autour d'une même reconnaissance doit alors émerger des sacrifices et des douleurs communs issus de l'expérience des deux conflits mondiaux. Au contraire, au Québec, pour se démarquer d'une approche taisant son expérience de l'histoire, la question de la conscription permet de retenir un rapport spécifique à l'histoire. Dans des entrevues accordées après les premières projections du film Le Déserteur, les acteurs ont ainsi fait état de l'enthousiasme du public face aux faits révélés sur l'écran, car il s'agissait d'une approche du passé qui leur était signifiante.
Remarquons enfin que si 1918 marque pour le Canada la célébration des 90 ans de l'armistice, cette date a également une autre signification pour le Québec. À l'hiver 1918, la population de la ville de Québec, après avoir manifesté plusieurs jours contre les méthodes des agents fédéraux à la recherche de conscrits réfractaires, s'est fait tirer dessus par l'armée: quatre civils moururent. Cet anniversaire est passé totalement sous silence au Québec comme au Canada. Certes, il ne reste presque plus de témoins des années 1918, au contraire des années 1939-1945, mais cet événement mériterait sans doute d'être porté aussi au grand écran, car ce n'est sûrement pas le 11 novembre que ces individus pourront être rappelés.
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Mourad Djebabla, Chercheur postdoctoral à l'université McGill
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