Le tragique est de retour

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« La dégaine et l’insouciance de certains, qu’on admirait hier encore, apparaissent soudainement pour ce qu’elles sont. »


Les épidémies évoquent des temps immémoriaux. De la peste noire au choléra, de la lèpre à la peste bubonique. D’ailleurs, jusqu’à l’époque moderne, le mot « peste » désignait tous les fléaux épidémiques, peu importait leur nature et leur ampleur. La quarantaine aussi remonte à la nuit des temps. On songe aux quarante jours et quarante nuits où Jésus-Christ jeûna dans le désert, aux 40 jours de pluie pendant le Déluge et aux 40 jours que Moïse passa sur le mont Sinaï. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour que la quarantaine désigne cette période de confinement à laquelle les bateaux contaminés étaient astreints dans les ports.


C’est dire le choc de voir surgir dans notre imaginaire postmoderne ce fantôme venu d’outre-tombe que l’on nomme « épidémie ». D’autant plus dans un monde qui a mis depuis belle lurette la mort à distance. Hier encore, le transhumanisme ne nous annonçait-il pas que l’immortalité était à portée de main ? L’écrivain Philippe Muray voyait dans le déménagement en 1786 des restes du cimetière des Saints-Innocents du centre de Paris vers les anciennes carrières des Catacombes le symbole même de la modernité triomphante qui nous caractérise encore. Il y voyait la fin du nécessaire dialogue avec les morts et du respect de ceux qui nous ont précédés.


Depuis quelques jours à Paris, le temps a suspendu son vol. Comme si toutes les certitudes étaient soudainement ébranlées. L’épreuve est un révélateur, dit-on. Voilà que certains de nos dirigeants nous apparaissent tout à coup sous les traits de grands adolescents qui ont tout fait pour prolonger la fête et ne pas casser le party. Or, le temps n’est plus aux partys, comme l’a si bien dit François Legault dans une phrase simple et tranchante qui risque de passer à l’histoire.


La dégaine et l’insouciance de certains, qu’on admirait hier encore, apparaissent soudainement pour ce qu’elles sont. La jeunesse rayonnante, tant vantée la veille encore chez Justin Trudeau comme chez Emmanuel Macron, semble devenue un sujet d’inquiétude plus que de satisfaction. Ces deux chantres de la mondialisation heureuse ne furent-ils pas les derniers à se résoudre à fermer les frontières ? Si le premier pousse l’inconscience jusqu’à laisser ouvert le chemin Roxham, le second avait laissé venir à Lyon, malgré l’opposition des élus, 3000 supporters de la Juventus de Turin pour un match de soccer. Et cela au moment où le nord de l’Italie était déjà devenu un foyer d’infection.


Mais, dans l’allégresse générale, on ne veut pas entendre les oiseaux de malheur. C’est ce que soulignait Giorgio Palù sur CNN. « On a voulu isoler les Chinois venant du foyer du virus. Mais cela a été vu comme raciste, alors qu’ils venaient de l’épicentre ! », a déclaré ce virologue de l’Université de Padoue. C’était pourtant le moment où la fermeture des frontières aurait été la plus utile.


Entre le bellâtre qui se déguise et celui qui joue au capitaine Fracasse, il y a plus qu’une communauté d’âge. Les voilà pourtant devenus, malgré leur jeunesse, des hommes d’hier. Des hommes d’avant les incertitudes et les soubresauts, convaincus de la supériorité de leur époque, et de sa morale inoxydable, dans tous les domaines.


Qui l’aurait dit ? Voilà que dans cette crise nous redécouvrons même un certain besoin d’autorité. Pas celle du chef militaire. On n’est pas un héros de guerre parce qu’on reste chez soi ! Plutôt celle du bon père de famille — qui peut aussi être une femme évidemment. S’il est exagéré de parler d’une « guerre » comme l’a fait Emmanuel Macron, il n’est pas inutile d’évoquer les vertus de la discipline et celles de la solidarité.


En ces jours de grande tension, le calme des rues de Paris a quelque chose d’apaisant qui contraste avec le bougisme de l’époque. Les psychologues appellent ça un choc cognitif. Des jeunes sans cesse partagés entre l’école, leurs cours de musique, les partys du vendredi soir et les sorties entre amis redécouvrent les vertus de l’ennui. Délaissant les polémiques du jour, des animateurs de la télévision française se demandaient mercredi soir quel gros livre il fallait entamer pour passer à travers le mois de confinement qui s’annonce. Guerre et paix le disputait à L’homme sans qualités et À la recherche du temps perdu.


Que restera-t-il de tout ça dans deux mois ? Pour des générations comme les nôtres qui n’ont jamais connu la guerre, le souvenir sera probablement difficile à effacer. Souhaitons qu’on n’oublie pas nos nouveaux héros. Ces hommes et ces femmes simples et consciencieux qui se tiennent loin des projecteurs et des réseaux sociaux, mais qui consacrent leur vie à soigner leur prochain. Des gens qui ont compris depuis longtemps, comme l’écrivait Camus dans La peste, « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».


Ce soir à 20 heures, comme partout en France depuis quelques jours, on ira aux fenêtres pour les applaudir.




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