Le mythe de M. le chanoine Groulx

Le pays de Québec devient décidément un objet de curiosité, sinon de vertueux scandale, pour les provinces anglaises du Canada. (1944)

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire


[Cet article a été rédigé en 1944 par Guy Frégault. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

Le pays de Québec devient décidément un objet de curiosité, sinon de vertueux scandale, pour les provinces anglaises du Canada. « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ». Il y a quelque chose de très singulier dans le Québec, répète-t-on. Il ne se passe presque pas de semaine que quelque politicien en quête d'arguments ou quelque journaliste en mal de notoriété n'y aille de son petit laïus sur la vieille province française. Les Canadiens français regardent avec amusement toute cette publicité qu'on leur fait. On n'a pas fini, semble-t-il, de découvrir l'Amérique. Parfois, comme notre Louis Jolliet qui s'imagina un jour voir évoluer des chameaux sur les bords du Mississipi ou comme les explorateurs espagnols qui croyaient ferme à l'existence de sept eldorados dans les royaumes de Quivira et de Thégayo, nos « découvreurs » d'occasion étalent un fabuleux butin emprunté à quelque obscure, pittoresque et nébuleuse mythologie.
C'est précisément d'un mythe qu'il s'agit dans l'article « Crisis in Quebec » que publiait le Maclean's du 15 août. L'auteur en est M. Blair Fraser. « Pourquoi, se demande-t-il, ces bagarres dans le Québec ? Pourquoi cette tension, cette aigreur ? » M. Fraser ne nourrit aucun préjugé contre les Canadiens français. Il cherche à voir clair. Sa sincérité ne fait pas le moindre doute. Sa mentalité n'est pas la nôtre: qui voudrait l'en blâmer ? Il fait un loyal effort de compréhension. Contrairement à certains de ses confrères qui mentent avec audace, avec habileté, avec ferveur ou avec véhémence il en reste toujours quelque chose — M. Fraser s'attache à la poursuite de la vérité. On a même l'impression qu'il ne lui déplairait pas d'être aima­ble à l'égard des Canadiens français. Mais pourquoi faut-il qu'il n'ait pas plus de sens critique ? Pourquoi faut-il que sa documentation ne soit pas toujours originale ?
M. Fraser doit avoir beaucoup d'amis: ici, il cite « friend of mine » ; ailleurs, « a distinguished French-Canadian churchman ». Nous voulons bien le croire sur parole. Cependant, s'il désire vraiment découvrir, comme il s'en vante, le fond des choses et discerner la réalité sous les apparences — l'article annonce: « a frank report of the story behind the story » — pourquoi M. Fraser prête-t-il ses assertions les plus graves à de vagues « amis » et à des membres du clergé » aussi anonymes que distingués ? Lorsqu'on fait ainsi profession de profondeur et qu'on nous annonce de l'inédit, le moins que nous puissions demander, c'est l'observation directe des faits. Ici plus qu'ailleurs, les renseignements de seconde main sont sujets à caution. M. Fraser ne doute de rien. Impavide, il nous cite des témoignages, tirés je ne sais d'où ni de qui, et nous invite à y croire aussi aveuglément qu'il y croit lui-même. C'est excessif.
Non pas que toutes ses observations soient fausses et qu'aucune de ses conclusions ne paraisse juste. Au contraire; ce qui déroute le plus, chez lui, c'est cette imbrication des données précises et des données fantaisistes. Il écrit, par exemple: « On dirait presque, en certains milieux, que plus un homme est cultivé, plus il devient farouchement nationaliste ». En effet. Et il se demande pourquoi ? Sans transition, il renvoie le lecteur au discours désormais fameux de M. Bouchard. Cette bombe, fait-il remarquer, n'était pas surtout dirigée contre l'Ordre de Jacques-Cartier; elle visait l'enseignement de l'histoire dans la province de Québec; la brève et violente campagne que les meilleurs amis de M. Bouchard ont menée contre lui à cette occasion nous l'avait presque fait oublier: c'est d'histoire qu'il était question. Dans sa toni­truante harangue, le pittoresque père conscrit affirmait que nos professeurs d'histoire ont « insidieusement instillé la haine de race dans les âmes des Canadiens français », idée qui n'avait même pas le mérite de l'originalité, puisqu'elle a été créée et mise au monde par M. l'abbé Arthur Maheux, conférencier péripatéticien — d'un océan à l'autre — et, à ses moments libres, professeur à l'Université Laval.
Voilà donc les historiens et les professeurs d'histoire chargés d'une bien lourde responsabilité. II y a une crise dans le Québec; ce sont ces pelés, ces galeux qui l'ont déterminée. C'est grave. C'est sérieux à tel point que M. Fraser consulte à ce propos son « distinguished French-Canadian churchman ». Ce dernier est sans doute à l'image des circonstances: grave et sérieux. M. Bouchard a exagéré, répond-il. Nous avons donc affaire à un homme pondéré. Mais notre prêtre anonyme ajoute: « Il y a deux écoles chez nos historiens. Il y a l'école de Sir Thomas Chapais, qui présente le régime britannique sous un angle plutôt sympathique. Il y a l'école du chanoine Groulx, qui choisit les faits et les présente de façon à montrer que les Anglais sont des monstres. L'école de Groulx, je l'admets, prédomine dans nos collèges classiques ». Le sympathique et anonyme ecclésiastique est tendancieux; il connaît sans doute l'oeuvre de M. Chapais et le nom de M. Groulx. Il représente celui-ci comme un fanatique et, à tout prendre, un faussaire. J'y insiste: il sait, comme tout le monde, le nom de M. Groulx. Que n'a-t-il éclairé sa lanterne ? Que n'a-t-il lu son oeuvre ? Il faut juger à vue de nez pour juger aussi mal. Comme la chose est évidente et qu'il n'y a pas, c'est connu, de pires aveugles que ceux qui refusent de voir, je laisse au digne, hypothétique et — encore une fois — anonyme ecclésiastique la tâche apparemment énorme de compléter ses lectures et de poursuivre son enquête sur les tendances des professeurs de nos collèges. Cela me ramène à M. Fraser, qui écrit ensuite:
Le chanoine Lionel Groulx est une figure étrange, sans doute sincère, mais, au point de vue canadien, sinistre; il est le formateur et le chef de la jeunesse canadienne-française. Plus encore qu'Henri Bourassa, il est le père spirituel de tous les mouvements nationalistes du Québec moderne, depuis les juvéniles Jeunes Laurentiens jusqu'au Bloc populaire et à l'Ordre de Jacques-Cartier. C'est un raciste convaincu, jadis disciple à Fribourg (Suisse) de Gonzague de Reynold qui, à son tour, fut disciple du comte de Gobineau, initiateur de toute la philosophie et de toutes les théories modernes du racisme, y compris celles de Hitler. Groulx est séparatiste; il veut que le Québec sorte de la Confédération; et, bien qu'il prenne garde de ne pas exprimer ce rêve trop brutalement, il a déjà dit en public: « Notre État français, nous l'aurons!»
Cette fois, M. Fraser se tient pour responsable de ce qu'il avance. Ce n'est pas a un de ses amis » qui parle. Sa propre autorité lui suffit. EIle ne nous suffit pas. Il lui en faudrait bien davantage pour nous faire croire que l'excellent auteur de D'où vient l'Allemagne? est l'héritier spirituel de l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines. Reynold, disciple de Gobineau ! Il n'est pas permis, entre gens de bonne compagnie, d'être distrait à ce point. Évidemment, M. Fraser n'a jamais lu une ligne de Reynold; mais il lui eût été tellement simple de ne pas exhiber, d'un ton doctoral, la vertigineuse profondeur d'une ignorance abyssale; il eût été tellement plus intelligent de passer sous silence le nom de Reynold. Mais M. Fraser tenait à ce que le e sinistre » chanoine Groulx fût raciste. Il tenait surtout A. rapprocher le nom de M. Groulx du nom de Hitler. Ce n'était pas facile. Il fallait trouver un lien entre le dictateur et le professeur de l'Université de Montréal.
Il y a loin du Mont-Royal à Berchtesgaden. Qu'à cela ne tienne ! M. Groulx n'a-t-il pas déjà fait un séjour d'études à Fribourg ? Il ne reste plus qu'à révéler aux lecteurs scandalisés que le sinistre chanoine y aurait subi l'influence de Reynold, lequel aurait subi celle de Gobineau, lequel a engendré Hitler. Or, il se trouve que l'auteur de l'Europe tragique, de Portugal et de Qu'est-ce que l'Europe? n'a absolument rien d'un raciste ni d'un hitlérien. Il se trouve aussi que M. Groulx n'a jamais rencontré M. de Reynold lors de son séjour en Suisse, c'est-à-dire dans les années 1908 et 1909. Interrogé à ce sujet, l'éminent historien a bien voulu préciser: « Je n'ai pas connu Reynold à cette époque. Mes camarades d'études à Fribourg ne l'ont pas connu davantage. Né en 1880, il est de deux ans plus jeune que moi. Avait-il déjà quelque réputation ? Il n'avait publié qu'un Poème descriptif et romanesque, ses Etudes de poésie clas­sique, et le premier tome de son Histoire littéraire de la Suisse au XVIIIe siècle. Je suis un admirateur de M. de Reynold. Je ne le cache point. Mais je ne l'ai connu qu'assez longtemps après mon retour de Fribourg. Je l'ai connu par ses articles dans les grandes revues européennes et, en particulier, par son magistral ouvrage, l'Europe tragique, qui est de 1934. Au reste, Gonzague de Reynold, fervent catholique et philosophe orthodoxe, n'est un raciste et un disciple de Gobineau que pour ceux qui écrivent n'importe quoi ». L'ingénieux système de M. Fraser s'écroule en deux temps, pitoyablement.
Avant de porter ses accusations, qui ne sont pas légères, celui-ci aurait dû les étayer de renseigne­ments exacts et de preuves solides. Il a préféré s'en remettre à sa propre imagination; aussi s'est-il fourvoyé, et de la plus ridicule façon.

* * *

De là, on passe au « mythe » de M. Groulx. Il faut citer, une fois de plus, M. Fraser: s Un de mes amis a déjà fait remarquer au sujet de Groulx:« Son oeuvre la plus considérable a été de fournir aux Canadiens français un mythe auquel ils puissent croire et dont ils puissent tirer fierté. » Que voilà donc un ami précieux ! Un tel ami est un trésor, qui souffle à l'oreille de l'écrivain sérieux des idées aussi fécondes en développements origi­naux. Rara avis ! Poursuivons; car aussi bien M. Fraser ne s'arrête pas en si bon chemin. Au profit de ses lecteurs qui, ayant appris, semble-t-il, leur histoire au cinéma, ne connaissent M. le chanoine Groulx que de réputation — et quelle réputation ne lui fait-on pas —il résume le mythe auquel ce dernier aurait donné cours. Voici la citation est longue mais peu banale :
La Nouvelle-France fut une entreprise spiri­tuelle, destinée à répandre la foi catholique dans le Nouveau Monde. Le pionnier français était un mis­sionnaire laïque; l'Anglais, un traitant rapace, avide de fourrures, méprisant le droit et la justice, appuyé sur la puissance maritime de l'Angleterre. Pendant que la France se débattait dans une guerre européenne, Wolfe en profita pour s'emparer de Louisbourg et de Québec, après avoir dévasté la campagne et profané les églises et les lieux saints. Au lendemain de la victoire de Wolfe, les chefs civils du Canada furent déportés et l'on s'arrangea de façon à faire périr la plupart dans un naufrage. Les potentats militaires anglais se disposèrent à écraser les Canadiens à la façon de la Gestapo; mais le clergé vint au secours de ses ouailles et réussit à arracher la reconnaissance de leurs droits et de leurs privilèges par le Statut de Québec de 1774. A partir de ce moment, toujours sous la conduite de leur clergé, les Canadiens français enga­gèrent une lutte tenace contre les empiétements des Anglais et pour la défense de cette e foi, de cette langue, de ces lois et coutumes » qui leur étaient si chères. De toutes les libertés que possèdent maintenant les Canadiens français, aucune ne leur fut donnée, aucune n'est le fruit d'une sympathique collaboration, mais chacune fut conquise de haute lutte, habituellement, mais pas toujours, sans effusion de sang. Il en fut ainsi depuis le « pacte » de la Confédération — qui fut un traité conclu entre deux peuples, et non pas la constitution d'une nation unifiée—jusqu'à présent.
Tel serait, réduit à sa plus simple expression, le mythe que M. le chanoine Groulx a répandu. C'est fantastique. Il y aurait de quoi rire éperdument, rire à se rouler par terre, si cela ne traduisait très fidèlement la manière dont on s'imagine, chez les Anglo-Canadiens, que M. Groulx enseigne l'histoire du Canada. M. Groulx a eu beau écrire plus de vingt ouvrages pour s'expliquer et pour expliquer, surtout, notre histoire, on n'en déforme pas moins sa pensée de la façon le plus atroce, on n'en réduit pas moins son enseignement à un petit paquet de misérables âneries.

Pour ma part, j'ai suivi, durant deux ans, les cours de M. le chanoine Groulx à l'Université de Montréal. Je ne rapporte rien par ouï-dire. Je ne m'en tiens pas aux témoignages de « mes amis ». J'y étais. J'affirme que M. Fraser a faussé la pensée du maître. Je consens à croire que telle n'a pas été son intention. Mais le fait est là; il est malheureux.
L'histoire du Canada contient des épisodes qui peuvent bien n'être pas agréables à tout le monde; d'accord. Pourtant, ce n'est pas la faute de l'abbé Groulx s'il y eut des atrocités commises durant la guerre de Sept Ans. Ce n'est pas la faute de l'abbé Groulx si la défaite de 1760 ne fut ni une idylle ni un bienfait providentiel pour les Cana­diens français: comme le faisait remarquer un éminent écrivain, la défaite ne fait rien, elle « défait ». Ce n'est pas la faute de l'abbé Groulx si la consti­tution de 1791 nous promettait la démocratie et nous donna l'oligarchie: au moment où l'on se bat partout avec succès pour la victoire de la démo­cratie, n'est-on pas mal venu de reprocher à notre historien de rappeler que, à partir de 1791, les Canadiens français luttèrent plus d'un demi-siècle pour obtenir une démocratie véritable ? Et pourquoi passer sous silence un fait que M. Groulx souligne avec insistance dans ses cours: le fait que le Canada obtint la démocratie politique grâce à la loyale collaboration de La Fontaine et de Baldwin, des nationalistes canadiens-français et des réformistes anglo-canadiens ? Ce n'est pas la faute de l'abbé Groulx si la constitution de 1867 créait, non pas un État unitaire, mais une fédé­ration de provinces autonomes. Ce n'est pas la faute de l'abbé Groulx si, après 1867, les minorités canadiennes-françaises des provinces anglaises endu­rèrent, avec la dignité que l'on sait — ou plutôt que l'on ne sait pas assez — les plus scandaleuses persécutions scolaires.
Alors, à quoi rime ce « Groulx myth » ? M. Groulx expose simplement les faits, preuves en mains. Il ne prête pas ses conclusions à de distin­gués inconnus. Il indique ses sources. Il est franc. Tout le monde peut vérifier ses citations. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire. Notre historien n'est pas seulement, ainsi que l'insinue M. Fraser, un orateur entraînant. Il est surtout un « scholar » consciencieux. Sa méthode est rigoureuse et savante; son exposition, claire, ordonnée, précise, conforme aux faits.
Il peut soutenir à son honneur la comparaison avec M. l'abbé Arthur Maheux, que M. Fraser appelle à la rescousse. Le professeur de Laval, dit-il, « attaque le mythe canadien-français comme une déformation ». Plaisant témoignage. M. Maheux est un causeur agréable et un charmant gentleman, ce qui n'exclut pas le snobisme. Mais l'écrivain qui a commis Ton histoire est une épopée n'est tout de même pas un historien sérieux; il faudrait aller raconter cela à d'autres que ses lecteurs. Ses sources restent pauvres et ses déductions ne sortent pas du domaine de l'humour; humour involontaire, je le veux bien, mais d'autant plus amusant. M. Maheux jouit d'une jolie renommée. Ce sont ses conférences prononcées devant des auditoires de messieurs corrects et de dames sérieuses qui ont surtout contribué à l'illustration de son personnage et à la diffusion de son bruit; ce n'est pas son petit livre.
M. Groulx aura eu, au Canada français, l'extraordinaire mérite d'écrire et d'enseigner l'histoire véritable, qui n'est pas l'histoire officielle. Je veux terminer en citant un témoignage qui n'est pas celui d'un disciple. En mai 1938, Mgr Olivier Maurault disait aux membres de la Canadian Historical Association réunis à Ottawa: « On peut écrire l'histoire sur la foi des documents publics, et l'on a, alors, une histoire officielle. On peut écrire, en éclairant les documents publics par les notes secrètes et les instructions verbales, con­servées dans les correspondances ou les mémoires. C'est la manière de l'abbé Groulx ». Mgr Maurault s'adressait à des historiens qui, assurément, ne partageaient pas toutes les idées de M. Groulx, mais qui le connaissaient autrement que de répu­tation. À la Canadian Historical Association, les opinions des rapporteurs sont sujettes à la libre discussion des membres présents. Or, personne, ce jour-là, ne s'éleva contre l'étude, très sympathique à M. Groulx, que présentait l'érudit recteur de l'Université de Montréal.
Je sais bien que cela ne constitue qu'un argument d'autorité. Mais, au moins, s'agit-il d'une autorité sérieuse et non anonyme. Au fait, le « Groulx myth » ne serait-il pas un « Fraser myth » ?

Source: Guy FRÉGAULT, « Le mythe de M. le chanoine Groulx », dans l'Action nationale, Vol. XXIV, No. 3 (novembre 1944) 163-173.


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