Débat de Jean-Pierre Chevènement avec Alain Minc dans l’Express, lundi 21 septembre 2015. Propos recueillis par Franck Dedieu.
Après le non des Grecs au référendum sur le plan d’austérité et l’accord de juillet avec les créanciers, pensez-vous qu’Athènes doive sortir de l’euro?
Jean-Pierre Chevènement : Pour le moment, le maintien de la Grèce dans la zone euro est souhaitable, car rien ne doit se faire brutalement. Un « Grexit » amical aurait pu paraître profitable en théorie. Il aurait fallu assister financièrement la Grèce pour restructurer sa dette et lui permettre d’éponger le choc monétaire, mais l’amitié manquait. En réalité, le problème ne vient pas fondamentalement de la Grèce, mais de l’euro lui-même.
Le vice originel de la monnaie unique est d’avoir juxtaposé des pays très hétérogènes à tous égards – économique, politique, culturel -, au risque évident d’une « mezzogiornisation » des pays les moins avancés. Les concepteurs de l’euro ont fait comme si cette zone monétaire était une nation. Comme la souveraineté politique autorisant des transferts financiers massifs ne coïncide pas avec la souveraineté monétaire, les écarts entre les pays ne pouvaient que s’accroître, à l’inverse des prévisions de convergence escomptées lors de sa conception.
Alain Minc : Il existe des caractéristiques propres à la Grèce. Athènes ne parvient pas à percevoir l’impôt convenablement. Il fallait faire un deal avec les Grecs en ces termes : les créanciers européens allègent la dette, mais prennent en charge le prélèvement fiscal. Il est tout de même assez cocasse de voir un gouvernement de la gauche radicale incapable de mettre à contribution les riches armateurs et l’Eglise orthodoxe pour alimenter son budget. Cela dit, il faut tout faire pour garder Athènes dans l’euro, car cette devise correspond à un projet politique. La Grèce, c’est le battement d’ailes du papillon. Des catastrophes en cascade peuvent suivre.
Ce serait autant la faute à la Grèce qu’à l’euro…
Jean-Pierre Chevènement : Non. La Grèce paie le prix d’une monnaie incompatible avec ses structures et son histoire économiques. Mais la France ou l’Italie en pâtissent aussi, comme je l’avais prévu dès la signature du traité de Maastricht. Le projet de monnaie unique a été plaqué sur une réalité économique ancienne, où les déséquilibres pré-existaient. L’Allemagne a créé l’écart en matière industrielle depuis la fin du XIXe siècle, notamment avec la France. Celle-ci n’a conservé sa compétitivité depuis 1950 que par des dévaluations successives. Or, depuis 1983, elle ne peut plus les pratiquer. Et son positionnement sur des produits moyenne gamme, contrairement à l’Allemagne, qui a su occuper des niches industrielles à haute valeur ajoutée, ne permet pas à son industrie de dégager des marges suffisantes pour investir et innover.
Alain Minc : Notre désaccord sur ce sujet date d’au moins un quart de siècle. Implicitement, Jean-Pierre Chevènement dit que l’euro a entraîné la désindustrialisation de la Grèce, bien sûr, mais aussi de la France. Or l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne résistent, de ce point de vue. La dégradation de la compétitivité française par rapport à l’Allemagne ne vient pas de l’euro, mais de trois mesures: l’une de gauche, les 35 heures sous Lionel Jospin, la deuxième de droite, les manipulations du smic sous Jean-Pierre Raffarin, et la troisième d’Allemagne, les mesures de l’Agenda 2000 lancées par Gerhard Schröder. D’ailleurs, quand la France se lance dans la désinflation compétitive en 1983, sous la direction du gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet, elle parvient à garder la tête du peloton.
Recourir aux dévaluations des devises supposerait de sortir de l’euro comme monnaie unique ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, mais pour instituer un euro comme monnaie commune. L’idée consiste à organiser une sortie coordonnée de la monnaie unique pour créer une sorte de SME bis, avec des monnaies nationales internes reliées entre elles par un nouvel euro commun à tous les pays européens et réservé aux échanges internationaux. Cette version de l’euro permettrait des modifications de parité entre les monnaies nationales en fonction de l’évolution de leur compétitivité depuis 1999.
Par exemple, la France, en retard de 10 à 15% sur l’Allemagne, pourrait ajuster sa devise (l’eurofranc) d’autant par rapport à l’euromark. Une façon de retrouver sa compétitivité sans dévaluation interne douloureuse, sans compression directe des salaires et des pensions. Pierre Bérégovoy, Edouard Balladur et même le secrétaire d’Etat au Trésor britannique et futur Premier ministre John Major défendaient cette idée d’une monnaie commune à la fin des années 80.
Alain Minc : Aujourd’hui, ce débat apparaît totalement théorique. Toute destruction de la monnaie unique produirait une explosion mondiale sous l’effet des marchés. Et vos règles d’ajustement monétaire ne les calmeraient pas. La sphère des marchés dérégulés (l’off-banking, par opposition à l’on-banking) occupe actuellement une place trop importante. D’autre part, la dévaluation monétaire que vous présentez comme la solution doit toujours s’accompagner de plans de rigueur pour freiner les importations. Rappelez-vous celle du général de Gaulle en 1958 et celle de Mitterrand en 1982.
Jean-Pierre Chevènement : Une dévaluation, même relativement indolore, requiert en effet des efforts de rigueur, sans quoi l’avantage de change s’efface.
Une solution pour faire coïncider souveraineté politique et souveraineté monétaire et rendre l’euro plus robuste consisterait à réaliser un saut fédéral. Est-ce possible ?
Alain Minc : Il existe encore en Allemagne des gens porteurs de l’idéologie européenne et prêts à avancer vers le fédéralisme, comme Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances. Par exemple, son idée d’exclure la Grèce de l’euro pour faire une zone monétaire plus intégrée avec une vraie union bancaire, avec un ministre des Finances européen et un droit d’intervention des instances communautaires sur les budgets nationaux, peut être critiquée, mais elle présente une véritable cohérence.
Pour avancer vers le fédéralisme, il faut faire vite car, avec l’Allemagne de demain, les choses seront moins simples. La culpabilité historique et la peur du communisme ont rendu ce pays fédéraliste, démocratique et paisible. Il reste peut-être dix ans pour faire un saut fédéral. Et je reproche aux dirigeants français et allemands de ne pas avoir fait de pas en ce sens. Nicolas Sarkozy a pratiqué l’Europe des nations – le directoire des grandes nations, comme on disait à l’époque du plan Fouchet, en 1961. Et François Hollande est aux abonnés absents, car traumatisé par le non au référendum de 2005.
Jean-Pierre Chevènement : Le fédéralisme européen est une solution utopique. Il faut regarder le réel, et d’abord l’Allemagne. Celle-ci, grâce à l’euro et à d’incontestables efforts de compétitivité, dégage des excédents commerciaux colossaux, qu’elle juge nécessaires pour assurer l’avenir de ses retraités et le maintien de son leadership. Elle a fait un certain nombre de gestes en faveur de l’euro. Voudra-t-elle aller plus avant ? On peut en douter.
L’économiste allemand Hans-Werner Sinn chiffre à 500 milliards d’euros le montant des engagements allemands en faveur de l’euro. Le coût des transferts de solidarité qu’exige une solution fédérale est très supérieur. Les Allemands ne peuvent pas l’assurer et les Français non plus. Cette phrase d’Helmut Kohl semble bien lointaine : « Mieux vaut une Allemagne européenne qu’une Europe allemande. » Angela Merkel a préféré transposer la règle d’or suivie par son pays en 2010 aux autres pays européens, avec le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de 2012. Quand on sait la longue pénitence nécessaire pour ramener l’endettement à 60% du PIB, on mesure l’irréalisme de la démarche.
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