Par Laurent Mauduit - C'est un rite depuis que le G20 existe : la finance et ses débordements s'invitent à chacun de ses sommets. Mais l'emploi et plus généralement les questions sociales n'y sont jamais évoqués, ou seulement de manière rapide, juste pour mention. Alors que l'Europe est prise dans les turbulences de la crise des dettes souveraines, le sommet qui se tiendra à Cannes jeudi et vendredi n'échappera pas à la règle. Pourtant, c'est un séisme social planétaire qui se prépare, généré par une crise économique historique. Un séisme dont on mesure la gravité au travers de deux documents: le dernier « Rapport sur le travail dans le monde en 2011 », que vient de publier l'Organisation internationale du travail (OIT), et les dernières statistiques sur le chômage en Europe, révélées par Eurostat.
Sans doute est-ce un signe des temps obscurs que nous vivons. La vie de la planète est rythmée par les communiqués des agences de notation, qui ont elles-mêmes contribué à la propagation des produits financiers toxiques et en ont tiré profit. Mais les rapports de l'OIT passent le plus souvent inaperçus. La dernière étude en date de l'Organisation, qui vient d'être publiée, mérite pourtant la plus grande des attentions.
Ce rapport de l'OIT, en voici ci-dessous le résumé : Le rapport 2011 de l'OIT
La part des profits enfle dans le monde entier
D'entrée, l'OIT explique les raisons pour lesquelles elle est plus pessimiste qu'elle ne l'était auparavant: «Après la chute de Lehman Brothers en 2008, de nombreuses entreprises viables, s'attendant à un ralentissement temporaire de leur activité, avaient été enclines à conserver leur personnel. Aujourd'hui, après trois années de crise, l'environnement est devenu plus incertain pour les entreprises, alors que les perspectives économiques continuent de se détériorer. La préservation des emplois pourrait par conséquent être moins fréquente.»
Et l'OIT ajoute: «Un ralentissement de l'emploi a déjà commencé à poindre. C'est le cas dans près de deux tiers des économies avancées et dans la moitié des économies émergentes ou en développement pour lesquelles nous disposons de données. Entre‐temps, les jeunes continuent d'arriver sur le marché du travail. De ce fait, environ 80 millions de créations nettes d'emploi seront nécessaires au cours des deux prochaines années pour rétablir les niveaux d'emploi d'avant la crise (dont 27 millions dans les économies avancées et le reste dans les pays émergents ou en développement). Au regard de la conjoncture actuelle, l'économie mondiale ne devrait pouvoir créer que la moitié environ des emplois nécessaires. On estime par ailleurs que l'emploi dans les économies avancées ne reviendra aux niveaux d'avant la crise qu'en 2016.»
L'onde de choc de la crise sur l'emploi sera donc majeure, mais selon l'OIT tout autant sur les conditions de rémunération des salariés dans le monde entier. Elle poursuit en effet en faisant ces constats: «Ces vingt dernières années, la majorité des pays ont enregistré un recul de la part du travail dans le revenu national – ce qui veut dire que les revenus réels des salariés et des travailleurs indépendants ont, en moyenne, augmenté moins vite que ne le justifierait la prise en compte des gains de productivité. La modération salariale ne s'est pas traduite non plus par un surcroît d'investissement réel: entre 2000 et 2009, plus de 83% des pays ont connu une hausse de la part des profits dans le PIB mais ces profits ont davantage servi à verser des dividendes plutôt qu'à investir.»
Cette vision vaut tout particulièrement pour l'Europe, qui est au centre de la crise de la dette. Et c'est la raison pour laquelle les dernières statistiques d'Eurostat viennent compléter le diagnostic de l'OIT.
Voici la dernière publication d'Eurostat :
Le chômage en Europe à la fin septembre 2011
La Déclaration de Philadelphie aux oubliettes
Chiffres terribles ! Ils font clairement apparaître que dans de nombreux pays – mais pas dans tous – l'emploi a été sacrifié, générant une poussée formidable du chômage. Dans la zone euro (regroupant dix-sept pays), le taux de chômage a atteint un sommet à 10,2% de la population active, et 9,7% dans l'Union européenne (regroupant vingt-sept pays).
Malheureusement, sans grande surprise, les pays les plus exposés à la crise sont aussi ceux qui paient le tribut le plus lourd. De juillet 2010 à juillet 2011, le taux de chômage en Grèce grimpe ainsi de 12,6% à 17,6%. Et en Espagne de 20,5% à 22,6%.
Autre statistique, même constat: l'Europe est en passe de sacrifier l'avenir de la frange la plus jeune de sa population. En septembre 2011, 5,308 millions de jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage dans l'Union européenne, dont 3,290 millions dans la zone euro.
A lire toutes ces statistiques, toutes plus déprimantes les unes que les autres, on est pris par le tournis. Car à la fin de la dernière guerre, c'était la grande ambition des vainqueurs : construire une Europe sociale.
Par une sorte d'amnésie collective – qui en dit long sur les valeurs aujourd'hui dominantes –, on ne se souvient le plus souvent que des règles financières et monétaires, qui ont été dessinées à la Libération pour assurer la stabilité du monde et le développement économique, notamment au travers des accords de Bretton Woods, contresignés le 22 juillet 1944 par les délégués représentant l'ensemble des 44 nations alliées. Et on oublie fréquemment que ces accords furent précédés, le 10 mai 1944, d'une déclaration adoptée par l'Organisation internationale du travail et connue sous le nom de Déclaration de Philadelphie. Elle était, en quelque sorte, le pendant social des accords financiers de Bretton Woods.
Texte fondateur, cette Déclaration de Philadelphie (que l'on peut consulter ici dans sa version intégrale) affirmait que «le but central de toute politique nationale et internationale» doit être la justice sociale. Défendant le principe que «le travail n'est pas une marchandise» et que «la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous», cette déclaration ajoutait: «Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales; la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale.»
Or – c'est ce qu'a magnifiquement établi Alain Supiot dans son livre L'Esprit de Philadelphie (lire Justice sociale : le manifeste de l'après-guerre aux oubliettes) –, toute l'histoire depuis la Seconde Guerre mondiale peut se résumer à ce constat: c'est l'histoire d'un «grand basculement». Au fil des ans, les grands pays développés ont rompu avec l'esprit de Philadelphie, pour conduire aujourd'hui des politiques strictement contraires.
En résumé, les accords de Bretton Woods ont fini par voler en éclats le 15 août 1971, quand les autorités américaines ont décidé de suspendre la convertibilité du dollar en or, ce qui a été le vrai coup d'envoi d'un mouvement de dérégulation pendant trois décennies dont la planète fait aujourd'hui les frais. Et puis surtout, la Déclaration de Philadelphie a été piétinée.
C'est ce que disent malheureusement ces dernières études : à l'opposé de l'idéal affiché par l'appel de Philadelphie, comme d'ailleurs par le programme du Conseil national de la résistance, l'emploi au plus fort de la crise est devenu plus que jamais la principale variable d'ajustement.
La menace d’un krach social planétaire
l’emploi au plus fort de la crise est devenu plus que jamais la principale variable d’ajustement
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