Le drapeau patriote conservé au Château Ramezay, à Montréal, n’aurait jamais flotté sur le champ de bataille de Saint-Eustache en 1837 comme l’ont affirmé des générations d’historiens, conclut le chercheur André Sarrazin après avoir scruté les moindres replis de la bannière.
« Je l’ai photographiée à tous les quatre pouces », s’exclame le retraité du réseau de la santé, dont l’intérêt pour les patriotes remonte à sa lecture du roman Famille-Sans-Nom de Jules Verne, au début de la vingtaine.
Le drapeau chargé de symboles fait 1,6 mètre de large sur 1 mètre de hauteur. Il arbore un maskinongé sur un fond blanc, au centre d’une couronne de pommes de pin placée au-dessus d’une branche parsemée de feuilles d’érable. Le tout est accompagné des lettres « C » et « J-Bte », que l’historiographie traditionnelle associe à « Canada » et à « Jean-Baptiste », le patron des Canadiens français.
Sorti indemne du soulèvement patriote de 1837, l’étendard sera balafré par ses héritiers à la fin du XIXe siècle. L’un d’eux va d’abord brûler maladroitement ses lettres avec du vernis en voulant leur redonner du lustre. Celui-ci aurait d’ailleurs renversé son flacon sur la lisière du drapeau où l’on pouvait autrefois apercevoir un castor. « C’est comme une éclaboussure, explique André Sarrazin. C’est pour cette raison qu’on a découpé la bande supérieure à l’époque, ça aurait eu l’air fou sinon. »
En 1892, les restes de cette relique historique sont cloués sur un châssis de bois afin d’être exposés au Palais de cristal, à Montréal. Le tissu va lentement se désagréger sur ce support recouvert d’une vitre hermétique, jusqu’à sa restauration par l’Institut canadien de la conservation (ICC) en 1985. « Le drapeau était tellement sec qu’il était comme une croustille », souligne M. Sarrazin. On jette alors la doublure d’origine de la bannière, au grand dam du chercheur.
Printemps 1837
Le drapeau dit de Saint-Eustache est constitué de trois lisières de coton. Il a été cousu au printemps de 1837 par Marie-Victoire Félix et Louise Choquette avant d’être peint par le notaire Jean-Joseph Girouard, du village de Saint-Benoît. Cet artiste autodidacte a naturellement choisi de représenter le castor et la feuille d’érable associés au Bas-Canada, l’ancêtre du Québec.
La présence d’un maskinongé est plus étonnante. Pour certains, il s’agirait d’un symbole religieux, une hypothèse que rejette André Sarrazin, pour qui ce poisson évoque tout simplement la rivière du Chêne coulant entre Mirabel et Saint-Eustache. « Pour les gens de cette région-là, le maskinongé est un animal combattant ! » dit-il.
Le 1er juin 1837, l’étendard fraîchement peint par Girouard est déployé à l’assemblée des Deux-Montagnes, où les patriotes manifestent en faveur du boycottage des produits britanniques. « Toutes les maisons de Saint-Benoît étaient décorées avec des drapeaux et des bannières magnifiques », lit-on dans le journal La Minerve.
L’étendard au maskinongé précède la calèche du leader Louis-Joseph Papineau, aux côtés d’un autre drapeau sur lequel est peint un aigle tenant une feuille d’érable au bec. « Nos patriotes ont voulu dire sans doute que l’Amérique dévorerait le Canada, ironise un loyaliste qui assiste au défilé. Certes, leur prédiction ne sera que trop vérifiée, s’ils osent se séparer de l’Angleterre. »
La calèche de Papineau est suivie d’une bannière plus lugubre où l’on peut apercevoir une tête de mort entourée d’inscriptions résumant le programme du Parti patriote : « Institutions électives », « Encouragement de l’éducation », « Bill du jury », « Bill de l’argent » ! Les autres drapeaux du convoi présentent une ribambelle de slogans allant de « La mort plutôt que l’esclavage » à « Honneur aux dames canadiennes patriotes », en passant par « Fuyez tyrans, car le peuple se réveille ! ».
Le soulèvement
En octobre 1837, le maskinongé de tissu refait surface à l’Assemblée des Six-Comtés, qui réunit près de 6000 manifestants à Saint-Charles-sur-Richelieu. Le drapeau du notaire Girouard y est brandi par nul autre que Jean-Olivier Chénier, le futur « martyr » de Saint-Eustache. « Il l’a gardé deux semaines environ, puis il l’a remis au patriote Damien Masson comme porte-étendard pour recruter des volontaires afin de combattre les troupes britanniques », explique André Sarrazin.
Le soulèvement éclate en novembre 1837. Après avoir maté les rebelles de la vallée du Richelieu, les régiments britanniques du général Colborne entrent dans Saint-Eustache le matin du 14 décembre 1837. Le drapeau au maskinongé se trouverait alors à Saint-Benoît, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest. « Masson ne s’est jamais rendu aux portes de Saint-Eustache, constate Sarrazin. Il est arrivé vers 16 h, alors que la bataille était déjà finie. »
Passé de main en main, l’étendard est acquis en 1908 par le Château Ramezay. Les curieux qui l’aperçoivent pour la première fois interprètent dès lors chaque perforation du tissu comme autant de marques laissées par les balles britanniques. Le trou le plus large est d’ailleurs associé au passage d’un boulet de canon. Or, pour qu’un projectile de ce poids puisse transpercer le drapeau, ce dernier aurait dû être maintenu fermement sous tension par deux hommes, indique le rapport de l’ICC.
S’il n’a pas vu le feu du combat, l’étendard du notaire Girouard témoigne néanmoins de l’effervescence patriotique de l’été 1837. Il serait d’ailleurs l’unique survivant de cette période mouvementée depuis la disparition du tricolore de Montebello après son dépôt à Bibliothèque et Archives Canada en 1975. « Il a été volé avec le coffre qui le contenait », explique André Sarrazin, en rappelant que le drapeau vert, blanc et rouge que l’on voit aujourd’hui dans la chapelle funéraire des Papineau est une copie en polyester. « Les efforts déployés pour retrouver l’original au sein des archives et des autres musées fédéraux n’ont pas porté leurs fruits », confirme Natalie Bull, de la fiducie propriétaire de la chapelle de Montebello.
« Aussi bizarre que ça puisse être, le seul drapeau patriote qu’il nous reste c’est celui du Château Ramezay, affirme André Sarrazin. C’est pour ça qu’il est si important ! »
Pavillon national
Le tricolore bas canadien a été conçu à Montréal en 1834. Ses couleurs symbolisent les principaux peuples de la vallée du Saint-Laurent de l’époque, soit les Canadiens français, en blanc, les Britanniques, en rouge, et les Irlandais, en vert. Son caractère révolutionnaire a entraîné sa disparition de l’espace public au lendemain des rébellions patriotes.
République felquiste
Le Front de libération du Québec (1963-1972) a contribué à faire revivre le tricolore patriote, qui a notamment été reproduit sur leurs communiqués reprenant la silhouette du « Vieux de 37 » dessinée au début du XXe siècle par Henri Julien. Le réseau clandestin s’était également doté d’un bicolore bleu et blanc surmonté d’une étoile rouge symbolisant son appartenance à la mouvance socialiste.
Drapeau « incendiaire »
La variante du tricolore arborant l’étoile jaune et le patriote d’Henri Julien apparaît à la fin des années 1970. Elle a été adoptée par le Mouvement de libération nationale du Québec, fondé au lendemain du référendum de 1995 par l’ancien felquiste Raymond Villeneuve. On a notamment pu la voir à Ottawa l’hiver dernier lors de la manifestation des camionneurs opposés aux mesures sanitaires. Sa présence sur la colline du Parlement lui a d’ailleurs valu de figurer dans la liste des « inflammatory flags » de la Commission sur l’état d’urgence, aux côtés du drapeau nazi, de celui des confédérés sudistes et de la bannière du Punisher, un héros de l’Univers Marvel.