«L’affaire Éric Zemmour» et la crise de la droite française : retour sur une polémique

C’est plutôt pour « l’ensemble de son œuvre », comme on dit, que les vigies de l’antiracisme se sont lancées dans une tentative de lynchage médiatique, facilitée par certaines dispositions du droit français qui confèrent un pouvoir démesuré aux associations

Géopolitique — médiamensonges des élites



Je suis de ceux qui ont lu Éric Zemmour avant de le voir à la télévision. Et puisque j’écris de mon côté de l’Atlantique, je l’ai connu non pas par son travail de journalisme mais bien par ses livres et d’abord par celui qui demeure à mon avis le plus achevé, Le livre noir de la droite. Ce livre est celui d’un brillant historien des temps présents, un politologue sans le titre qui a compris avec une finesse remarquable la rupture révolutionnaire de Mai 68. Dans cet ouvrage qui n’a pas vieilli, Zemmour montrait comment la droite française a lentement intériorisé le discours de la gauche soixante-huitarde, dans une métamorphose idéologique qui l’a amenée à lui faire concurrence dans le progressisme et la recherche de la «modernité». À force de vouloir plaire à la gauche et de lui reconnaître la supériorité de l’intelligence, la «droite» en deviendra son simple complément pragmatique, incapable de formuler sa propre vision du monde, sinon dans les termes d’un libéralisme gestionnaire censé piloter de manière optimale l’adaptation de la société française à la mondialisation et à la construction européenne. Si Nicolas Sarkozy a gagné en 2007, c’est parce qu’il a su faire sienne cette analyse en cherchant à s’approprier un électorat populaire et conservateur qui s’était réfugié dans le «populisme» pour marquer officiellement son désaveu de la dénationalisation française. Tout Zemmour était dans cet ouvrage, qui éclaire bien ceux qui suivront, qui ont repris de manière plus ciblée le procès de l’idéologie soixante-huitarde, avec la critique de l’antiracisme, du gouvernement des juges ou de la dissolution de l’espace politique dans la communication des communicants.

Cet avant propos n’est aucunement étranger à la controverse qui a touché Zemmour au printemps 2010. Car la campagne de dénigrement dont il a été récemment victime avait bien peu à voir avec ses propos, par ailleurs complètement déformés par le «buzz» médiatique, concernant la surreprésentation de certaines communautés immigrées chez les trafiquants. C’est plutôt pour «l’ensemble de son œuvre», comme on dit, que les vigies de l’antiracisme se sont lancées dans une tentative de lynchage médiatique, facilitée par certaines dispositions du droit français qui confèrent un pouvoir démesuré aux associations. Il aura fallu que Thierry Ardisson mette en scène grossièrement la controverse en officialisant le «dérapage» de Zemmour par une petite notice en bas d’écran : Zemmour dérape ! Tout cela dans une émission préenregistrée… Il n’y a probablement pas meilleur exemple de la manipulation de l’information dans la société française que cette mise en scène programmée d’un «dérapage» disqualifiant dans sa présentation même les propos d’un intellectuel qui était pourtant l’invité d’une émission. En fait, l’affaire Zemmour est symptomatique d’un dérèglement fondamental de l’espace politique et médiatique français dans son rapport au conservatisme, ou si l’on préfère, à la droite.
Reprenons le terme consacré, «dérapage», qui en dit beaucoup sur l’imaginaire du politiquement correct qui domine le système médiatique.Reprenons le terme consacré, «dérapage», qui en dit beaucoup sur l’imaginaire du politiquement correct qui domine le système médiatique. On doit le comprendre ainsi : l’espace public ne tolère qu’un nombre limité de points de vue qui doivent être en accord avec le consensus progressiste, lequel s’est approprié de manière exclusive la référence à la démocratie et au pluralisme. Ceux qui sont en désaccord avec le système idéologique dominant n’expriment pas un autre point de vue, lui aussi chargé d’une certaine légitimité, mais ils dérapent, c'est-à-dire qu’ils quittent le chemin balisé vers la société «idéale». Par là, ils consentent à se mettre au ban de la société officielle. On doit comprendre qu’ils sont coupables de leur propre marginalisation, ce qui toutefois laisse dans l’ombre la question fondamentale : qui a le privilège de distinguer entre ceux qui dérapent et ceux qui ne dérapent pas ? Le politiquement correct fonctionne à la manière d’un logiciel traducteur assimilant le sentiment national au repli identitaire, à la xénophobie ou au racisme. Il confond de la même manière le conservatisme culturel avec le sexisme ou l’homophobie. En fait, il criminalise systématiquement la dissidence, ce qui nous rappelle ses origines dans les travaux de l’École de Francfort sur la «personnalité autoritaire», qui faisaient du conservatisme une pathologie morale et sociale dérivant nécessairement vers le fascisme. Cette idéologisation de l’espace public entraîne aussi une disqualification de la portion du réel qui entre en contradiction avec la promesse de la transparence égalitaire, ce qui en amène plusieurs à s’opposer, par exemple, à une complexification de l’appareil statistique français, de peur de ce qu’il pourrait révéler. Le principe de réalité cède la place aux exigences de la reconstruction idéologique de la société. Par exemple, Rama Yade disait sur les ondes d’une radio que l’analyse de Zemmour sur la délinquance était «contradictoire avec les valeurs républicaines». J’abuse peut-être ici de mon pragmatisme nord-américain, mais la question qui se pose est plutôt : se conformait-elle à la réalité ?
Ils sont nombreux à avoir souligné à quel point cette tentative d’exécution d’un journaliste à contre courant de la médiacratie était symptomatique d’une régression dramatique de la liberté d’expression, causée à la fois par le politiquement correct qui installe un dispositif inhibiteur dans l’espace public ainsi que par la criminalisation progressive de la dissidence politique. Mais je l’ai dit, l’affaire Zemmour n’aurait jamais pris une telle ampleur si elle n’était symptomatique d’une crise encore plus profonde de l’espace politique français. Celui-ci a été ravalé depuis une quarantaine d’années par un espace médiatique qui tend à neutraliser la polarisation politique dans une simple gestion clinique et thérapeutique de l’opinion survalorisant le «centre» de l’échiquier idéologique pour mieux classer arbitrairement à «l’extrême-droite» tout désaccord fondamental avec la multiculturalisation de la société française. Ce n’est pas sans raison qu’on a parlé et qu’on parle encore de la pensée unique.
Mais la communication publicitaire ne dépolitise la dissidence que pour mieux consolider le consensus progressiste de nos sociétés, à la manière d’une normalisation gestionnaire du radicalisme idéologique soixante-huitard. La troisième voie en Grande-Bretagne a représenté cette tendance de manière exemplaire. Tony Blair disait souvent que le temps des idéologies était dépassé. Certains y ont vu une religion du pragmatisme. Dans les faits, il suffisait de lire les travaux du principal doctrinaire de la Third Way, Anthony Giddens, pour y voir une forme de radicalisme idéologique nouveau genre d’abord occupé à désacraliser les dernières institutions sociales traditionnelles et à criminaliser ceux qui se portent à leur défense. À l’ordre du jour : la reconstruction de l’école dans le pédagogisme égalitaire, le démantèlement de la famille traditionnelle, le déploiement d’une sociologie victimaire lorsque vient le temps d’expliquer la criminalité, la sacralisation du multiculturalisme et la dissolution de l’État-nation. D’aucune manière, nous ne vivons l’heure de la fin des idéologies. Mais certaines d’entre elles sont si dominantes qu’on ne parvient plus à les reconnaître comme telles.
En France aussi, les questions «sociétales» ont été confisquées par la gauche soixante-huitarde et le multiculturalisme, qui est certainement l’expression la plus radicale de sa détestation profonde de la civilisation occidentale, y a pris la forme de l’antiracisme consistant à disqualifier moralement toute défense significative de l’identité nationale. Cette criminalisation du sens commun correspondait aussi à une inversion des valeurs qui ne pouvait que susciter un malaise populaire et démocratique. Mais ce malaise n’est aucunement légitime pour les vigies de la rectitude politique et ceux qui cherchent à l’exprimer ne sont jamais présentés comme des interlocuteurs légitimes dans le débat public, mais le plus souvent comme des réactionnaires, au mieux comme des provocateurs. Sans surprise, c’est le mauvais sort qu’on réserve à Zemmour qu’on présente d’un plateau de télé à l’autre comme un polémiste, comme si son propos visait d’abord à provoquer. On laisse ainsi entendre que Zemmour cherche à déplaire pour déplaire et qu’il se complaît dans le mauvais rôle du bouffon de service. Le conservateur est un pauvre type ou un bouffon, il a de mauvaises humeurs ou de l’humour noir, mais jamais d’idées. Aujourd’hui comme hier, la gauche n’envisage jamais la dissidence à droite comme une critique rationnelle de son système idéologique. Ce qui est contesté, c’est la légitimité même du conservatisme et de tout rapport à la société d’avant 68 qui se dérobe à la manie du repentir.
Évidemment, l’hégémonie de l’idéologie néo-soixante-huitarde ne serait pas aussi puissante si la droite française ne faisait pas tout pour lui plaire. Mais Zemmour a souvent expliqué comment la droite finit toujours par passer à gauche pour ne pas déplaire aux nouveaux curés du politiquement correct. La droite fait désormais concurrence à la gauche dans le progressisme, dans la poursuite de la modernité, et cherche à faire tendance pour s’attirer les faveurs de la bobocratie, à tout le moins, pour ne pas l’incommoder. On l’a vu lorsque Nicolas Sarkozy s’est approprié la question de la «diversité», en envisageant même de l’inscrire dans le préambule de la constitution, ce qui n’était peut-être pas surprenant de la part d’un homme qui avait cherché, et cherche encore de bien des manières, à introduire la discrimination positive en France, qui consiste à accoupler le clientélisme identitaire avec le féodalisme administratif et qui pénalise sévèrement la majorité de la population au nom de crimes trop souvent imaginaires qu’on lui impute. Sarkozy s’est ensuite converti à la religion écologiste avec le souci de faire plus moderne que les modernes. La droite officielle représente au mieux une version édulcorée du consensus progressiste. On le voit de manière caricaturale lorsque Zemmour critique les ministres UMP qui défilent devant lui à l’émission On n’est pas couché. D’une Chantale Jouhano à une Rama Yade, on se demande bien pourquoi elles sont classées «à droite», sinon qu’elles n’ont pas la culture du Parti socialiste, difficilement assimilable pour celui qui n’a pas été formé aux jeux d’appareils d’une des machines politiques les plus sclérosées d’Occident.
L’électorat conservateur, et plus encore l’électorat populaire conservateur qui s’est historiquement reconnu dans le gaullisme et qui avait la culture politique du RPR, ne s’y retrouve plus et se trouve tiraillé entre une droite gouvernementale sans substance et une droite populiste qui s’est alimentée à la vieille culture d’extrême-droite et qui s’est pour cela exclue du jeu politique respectable. Éric Zemmour surgit sur cette faille et en vient à exprimer dans un espace médiatique normalement confisqué par la gauche une droite conservatrice dont il devient l’un des rares représentant véritable, d’autant plus qu’il exprime ses convictions de manière particulièrement articulée. C’est ainsi que Zemmour fait le procès de l’idéologie dominante. Il critique alors l’européisme, le multiculturalisme, le pédagogisme, la sociologie victimaire, l’historiographie pénitentielle et toutes les autres manifestations de cette idéologie du suicide des nations occidentales. Il ne faut pas se surprendre qu’il dispose désormais d’une base militante dans la mesure où la dissidence de Zemmour s’est depuis un temps investie d’une charge politique de plus en plus substantielle. Cette charge est d’autant plus dense que Nicolas Sarkozy, qui s’est fait élire sur un programme de droite anti-soixante-huitard, a jusqu’à présent déçu systématiquement l’électorat populaire qui s’était rallié à lui. Le résultat des dernières élections régionales l’a confirmé radicalement.
Ainsi posée, l’affaire Zemmour se comprend mieux. Si la nébuleuse antiraciste et ceux qui la relaient dans le système médiatique ont tout fait pour expulser Éric Zemmour du débat public, c’est parce qu’il révèle médiatiquement que la France ne s’est pas laissée avaler entièrement par le système idéologique officiel. Il s’agit moins d’un paradoxe que d’une faille dans le système médiatique que le politiquement correct s’affaire en ce moment à colmater. Il y a une preuve par Zemmour du biais progressiste des médias français dans la mesure où son propos n’est absolument exceptionnel que parce qu’il est à peu près l’un des seuls à le tenir. Zemmour dément la prétention du progressisme à incarner le sens de l’histoire et montre comment il représente plutôt le consensus idéologique d’une petite élite qui est parvenue à confisquer la souveraineté et le discours public. Il y a surtout une preuve par Zemmour et par son remarquable tirant d’eau qu’une frange considérable de la société française ne se reconnaît pas dans les débats situés exclusivement dans les paramètres du politiquement correct.
Il semble, pour l’instant, que Zemmour sortira relativement indemne de cette tempête médiatique. Son assassinat professionnel n’aura pas lieu – pas cette fois du moins. Si Éric Zemmour est aussi sauvagement attaqué, c’est parce qu’il représente la dernière altérité idéologique à la fois véritable et honorable dans le débat public. Zemmour était la dernière caution qui laissait croire à l’existence d’un débat public dans le système médiatique. En s’acharnant sur lui, le système médiatique risque ainsi de sacrifier ce qui lui reste de crédibilité.



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