« L’Émir Abdelkader était un musulman, un soufi, un Cheikh, un humaniste, protecteur de son peuple contre la barbarie occidentale, protecteur des chrétiens contre la barbarie musulmane, si noble qu’Abe Lincoln lui avait envoyé une paire de pistolets Colt. »
Après le massacre de Manchester… oui, et après Nice et Paris, Mossoul et Abou Ghraib, le 7 juillet [2005 à Londres], et le massacre de Haditha – vous rappelez-vous de ces 28 civils, y compris des enfants, tués par les Marines américains, quatre de plus qu’à Manchester, mais pas une minute de silence pour eux ? Et bien sûr, le 11 septembre…
Rééquilibrer la réalité de la cruauté n’est pas une réponse, bien sûr. Juste un rappel. Tant que nous bombarderons le Moyen-Orient au lieu d’y rechercher la justice, nous serons nous aussi attaqués. Mais ce sur quoi nous devons nous concentrer, selon le monstrueux Trump, est le terrorisme, le terrorisme, le terrorisme, le terrorisme, le terrorisme. Et la peur. Et la sécurité. Ce que nous n’aurons pas tant que nous promouvons la mort dans le monde musulman et vendons des armes à ses dictateurs. Croyez au « terrorisme » et Daech gagne. Croyez en la justice et Daech est vaincu.
Je pense donc qu’il est temps de convoquer les mânes d’un homme connu sous le nom de l’Émir Abdelkader – musulman, soufi, Cheikh, guerrier redoutable, humaniste, mystique, protecteur de son peuple contre la barbarie occidentale, protecteur des chrétiens contre la barbarie musulmane, tellement courageux que l’État algérien a insisté pour que ses restes soient rapatriés au pays depuis sa bien-aimée Damas, si noble qu’Abe Lincoln lui a envoyé une paire de pistolets Colt et que les Français lui ont accordé la Grande Croix de la Légion d’honneur. Il aimait l’éducation, il admirait les philosophes grecs, il interdisait à ses combattants de détruire les livres, il adorait une religion qui croyait – considérait-il – aux droits de l’homme. Mais que tous les [rares] lecteurs qui connaissent le nom d’Abdelkader lèvent la main.
Nous devrions penser à lui maintenant plus que jamais. Il n’était pas un « modéré » parce qu’il a résisté sauvagement contre l’occupation française de sa terre. Il n’était pas un extrémiste car, durant son emprisonnement au château d’Amboise, il a décrit les chrétiens et les musulmans comme des frères. Il a été soutenu par Victor Hugo et Lord Londonderry et a gagné le respect de Louis-Napoléon Bonaparte (plus tard Napoléon III), et l’État français lui a versé une pension de 100 000 francs. Il la méritait.
Lorsque les Français ont envahi l’Algérie, Abdelkader Ibn Muhiedin al-Juzairi (Abdelkader, fils de Muhiedin, l’Algérien, 1808-1883, pour ceux qui aiment les obituaires) s’est engagé dans une guerre de guérilla victorieuse contre l’une des armées les mieux équipées du monde occidental – et il a gagné [des batailles, NdT]. Il a mis en place son propre État dans l’ouest de l’Algérie – musulman mais employant des conseillers chrétiens et juifs – et a créé des départements distincts (défense, éducation, etc.) qui s’étendaient jusqu’à la frontière marocaine. Il avait même sa propre monnaie, la « muhamediya ». Il a fait la paix avec les Français – une trêve que les Français ont violée en envahissant encore son territoire. Abdelkader a exigé un prêtre au service de ses prisonniers français, leur rendant même la liberté quand il n’avait pas de quoi les nourrir. Les Français ont pillé les villes algériennes qu’ils ont capturées, (l’équivalent de) cent Haditha pour réprimer la résistance d’Abdelkader. Lorsqu’il fut finalement vaincu, il se rendit honorablement – livrant son cheval comme un guerrier – sur la promesse d’un exil à Alexandrie ou à Acre. Encore une fois, les Français le trahirent, l’emmenant en prison à Toulon puis à l’intérieur de la France [à Amboise].
Pourtant, dans son exil français, il a prêché la paix et la fraternité, a étudié le français, et a parlé de la sagesse de Platon et de Socrate, d’Aristote, de Ptolémée et d’Averroès. Il a plus tard écrit un livre intitulé Appel à l’Intelligent, qui devrait être disponible sur toutes les plateformes de médias sociaux. Il a du reste également écrit un livre sur les chevaux qui prouve qu’il a toujours été un Arabe en selle. Mais son courage a encore été démontré à Damas en 1860, où il a vécu comme un exilé honoré. La guerre civile entre chrétiens et druzes au Liban s’est propagée à Damas où la population chrétienne s’est trouvée entourée par les Druzes musulmans qui sont arrivés avec une cruauté comparable à celle de Daech, brandissant des épées et des couteaux pour massacrer leurs adversaires.
Abdelkader a envoyé ses gardes musulmans algériens – sa milice personnelle – pour fendre la foule et escorter plus de 10 000 chrétiens vers son domaine. Et quand la foule aux couteaux est arrivée à sa porte, il l’a accueillie avec un discours qui est encore récité au Moyen-Orient (quoique totalement ignoré ces jours-ci en Occident). « Créatures pitoyables, s’écria-t-il. Est-ce la manière dont vous honorez le Prophète ? Que Dieu vous punisse ! Honte à vous, honte à vous ! Le jour viendra où vous payerez pour ça… Je ne vous livrerai pas un seul chrétien. Ils sont mes frères. Sortez d’ici ou je lancerai mes gardes contre vous. »
Les historiens musulmans affirment qu’Abdelkader a sauvé 15 000 chrétiens, ce qui est peut-être un peu exagéré. Mais c’était un homme à imiter pour les musulmans et à admirer pour les Occidentaux. Il a exprimé sa révolte par des mots qui auraient sûrement été utilisés aujourd’hui contre les bourreaux fanatiques de Daech. Bien sûr, l’Occident « chrétien » l’honora à l’époque (bien qu’il ait reçu, de manière intéressante, une lettre d’éloges du leader musulman de la Tchétchénie alors farouchement indépendante). C’était un homme du « dialogue interreligieux » fait pour plaire au Pape Francis.
Abdelkader a été invité à Paris. Une ville américaine a été nommée d’après lui – Elkader dans le comté de Clayton, en Iowa, et elle est toujours là, 1 273 habitants. Fondée au milieu du XIXe siècle, lorsqu’il était naturel de nommer votre lieu de résidence d’après un homme qu faisait honneur aux Droits de l’homme de l’Indépendance américaine et de la Révolution française, n’est-ce pas ? Abdelkader aurait flirté avec la franc-maçonnerie – la plupart des spécialistes considèrent qu’il n’y est pas entré – et aimait la science au point qu’il a accepté une invitation à l’ouverture du canal de Suez, qui était sûrement un projet impérial plutôt que scientifique. Abdelkader a rencontré De Lesseps. Il se considérait, pense-t-on, comme l’homme de la Renaissance de l’Islam, un homme pour toutes les saisons, le musulman pour tous, un exemple plutôt qu’un saint, un philosophe plutôt qu’un prêtre.
Mais bien sûr, l’Algérie natale d’Abdelkader est voisine de la Libye d’où est venue la famille de Salman Abedi [l’auteur de l’attentat de Manchester], et Abdelkader est mort en Syrie, dont l’assaut par l’aviation américaine – selon la sœur d’Abedi – fut la raison pour laquelle il a massacré les innocents de Manchester. Ainsi, la géographie se contracte et l’histoire se dissipe, et le crime d’Abedi est, pour l’instant, plus important que toute la vie, l’enseignement et l’exemple d’Abdelkader. Donc, pour les Mancuniens [habitants de Manchester], qu’ils se tatouent des abeilles ou qu’ils achètent simplement des fleurs, pourquoi n’iraient-ils pas à la bibliothèque centrale de Manchester au square St Pierre et demander l’ouvrage d’Elsa Marsten, Le Combattant compatissant, ou celui de Jonh Kiser, Le Commandeur des Croyants, ou enfin, publié il y a quelques mois, L’Émir Abdelkader : Apôtre de la fraternité de Mustapha Sherif ?
Ce ne sont pas des antidotes pour le chagrin ou le deuil. Mais ils prouvent que Daech ne représente pas l’Islam et qu’un musulman peut gagner respect et honneur auprès du monde entier.
Robert Fisk
Traduit par Sayed, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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