Hypnose et vérité

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«La vérité n'existe pas»

Disons-le d’emblée, la vérité, ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est la réalité. Même si Kant nous a appris qu’elle était inconnaissable. La vérité, ce serait le discours qui dirait la réalité sans la trahir. Or cela est impossible, puisque le discours, par nature, trahit ce dont il parle. Le mot n’est pas la chose. Et c’est parce que le mot n’est pas la chose, que le discours sur la réalité ne sera jamais la vérité. Mais alors, pourquoi parle-t-on de vérité ? On sent bien qu’il y a dans cette notion quelque chose d’essentiel, de capital, et en même temps d’insaisissable. On a besoin de la vérité comme de l’air qu’on respire. Renoncer à la vérité, ce serait comme accepter de vivre dans un air vicié.
Voilà déjà une indication intéressante : on a besoin de la vérité, et pourtant elle n’existe pas. Tout au moins pas hors de soi. Elle n’a pas d’existence objective, mais à l’intérieur de soi, elle nous est aussi nécessaire que l’air qu’on respire. On peut même aller plus loin. Renoncer à la vérité, c’est renoncer à soi. C’est se trahir. C’est faire de soi une chose, soumise à des influences extérieures. L’exigence de vérité, c’est ce qui nous extrait des influences extérieures qui font de nous des choses, pour devenir sujet. Ces influences extérieures, ce ne sont pas le vent, ni la mer, ni la forêt, ni les oiseaux. Ce n’est pas la réalité qui cherche à nous influencer, ce sont les discours tenus sur la réalité. Tous, sans exception, par nature, la trahissent.
Se laisser simplement emporter par un discours, quel qu’il soit, c’est faire de soi un objet soumis à des influences extérieures. Découvrir la vérité, c’est s’extraire d’un discours aliénant qui fait de soi un objet, pour devenir sujet. L’acte de découvrir la vérité est toujours une révélation, à travers laquelle nous apparaît la réalité dans tout son éclat. Kant avait donc tort : on connaît la réalité lorsqu’on découvre la vérité. Pourtant, il avait raison quand même : aussitôt que cette vérité prend la forme d’un discours, ce discours recouvre la réalité qu’il exprime, et donc la trahit.
Cette fatalité ne nous retient pas pour autant dans notre élan pour chercher à mettre en mots la vérité qu’on a découverte dans l’étonnement du aha! fondateur, pour la partager. Partager la vérité, voilà encore une notion ambiguë. Comme la vérité n’est pas une chose, on ne peut ni la donner, ni la recevoir. Ce qu’on peut recevoir, par contre, c’est le choc de la réalité. Recevoir ce choc, c’est découvrir la vérité. Ce qui est synonyme de : se réveiller. On ne peut pas transmettre la vérité, mais on peut réveiller celui qui dort. Là encore, je ne parle pas d’une vérité ultime, mais d’un simple élément de réalité qu’on ne voit pas, comme un aveugle, parce qu’il est recouvert d’un discours convenu qui le masque. Critiquer ce discours, c’est offrir à qui est disposé à regarder la réalité l’occasion de la voir. Et donc de découvrir la vérité.
Croire que la vérité serait contenue dans un discours, c’est le niveau zéro du mensonge. Il n’y a pas là tromperie active, il n’y a même pas d’activité du tout. Il n’y a que paresse et ignorance, et c’est précisément en cela que consiste le mensonge. Parce que la vérité est toujours un événement, jamais une chose. La vérité, c’est le choc avec la réalité qui nous institue comme sujet. Se traiter soi-même comme un objet, c’est se mentir. Lorsqu’on voit ces foules rassemblées pour défendre la liberté d’expression face à l’obscurantisme totalitaire que l’Islam menacerait d’imposer au monde dit libre, elles nous semblent sous hypnose, parce qu’elles adhèrent sans l’avoir critiqué à un discours convenu qui recouvre la réalité des rapports de force entre le monde occidental et le monde musulman. Pourtant, d’innombrables témoignages de participants, ainsi que les images qu’on peut voir sur le net, montrent la ferveur, la communion au-delà des différences dans une vérité qui apparaît à ceux qui la partagent comme fondatrice de leur liberté. C’est juste un peu étourdissant, vertigineux même, de voir ce spectacle de foules immenses communiant dans une ode à la liberté et à la vérité, quand on se trouve soi-même en-dehors, et qu’on se rend compte qu’elles sont d’autant plus prisonnières d’un discours passivement reçu, qu’elles le revendiquent comme le fruit de leur propre liberté. Il y a quelque chose de dionysiaque dans ces images d’ivresse et de communion. Mais pour celui qui n’y participe pas, il se sent comme face à une bande d’enivrés qui se croient lucides.
Bien sûr, de nombreux participants, d’innombrables même, se sont forgés sincèrement une opinion en se confrontant aux discours qu’on leur proposait. Et comme la plupart n’ont accès qu’à ceux des médias dominants, c’est à partir de leur confrontation sincère avec ceux-ci qu’ils se sont déterminés. Pourtant ils sont demeurés en état d’hypnose, ne parvenant pas à se heurter à une réalité qui les aurait réveillés, et qui leur aurait montré la vérité. La réalité est pourtant là, sous leurs yeux, et sous tous les discours qui la cachent. Même si beaucoup ne manquaient certainement pas de courage, ils ont tous commis cette faute, ce crime intérieur dirais-je : ils ont pris un discours pour la réalité.
Si nous voulons ne pas tomber, nous qui portons sur eux un regard qui les surplombe, comme le faucon du vignoble, dans les mêmes erreurs qu’eux, ils nous faut demeurer très attentifs à ne jamais faire de notre propre discours la réalité. Le discours doit nous aider à ouvrir les yeux, à voir la réalité, mais jamais il ne doit remplacer la réalité. Ce qui veut dire que notre sens critique doit toujours demeure en éveil, disponible pour recevoir un nouveau choc qui lui révélera un nouvel éclat de réalité.
On ne possède pas la vérité. On l’est soi-même, lorsqu’on se tient debout face à la réalité. Oser se tenir debout face à la réalité, c’est avoir le courage d’être vrai. Se battre contre le capital, la consommation, le culte de la croissance, en un mot contre l’Avoir, en faisant de son discours une vérité qu’on croirait avoir, posséder, c’est retomber dans l’hypnose dont on se prétend dégagé, c’est redevenir objet tout en revendiquant son refus d’être traité comme un objet. On ne peut pas se battre contre l’avoir avec les armes de l’avoir. Sur ce terrain-là, il nous écrasera toujours. Mais quitter ce terrain-là, se redresser en soi-même, cesser de se définir par rapport à autre chose que sa rencontre nue avec la réalité, c’est révéler du même coup l’illusion de l’avoir. C’est là le seul moyen de vaincre l’avoir : révéler sa nature illusoire.
Joaquim, membre de l’équipe du Saker francophone


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