Énergie

Hautes tensions entre Québec et Terre-Neuve

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Le feu et l'eau

La voiture de taxi file dans le brouillard épais et blanchâtre du matin vers l’aéroport international de Saint-Jean de Terre-Neuve. Matthew (prénom fictif) tapote doucement le volant. À mi-chemin, il détache son regard de la route, lève les sourcils et regarde dans le rétroviseur. « Vous savez, Hydro-Québec nous a bien eus en 1969. Le gouvernement québécois aurait dû à tout le moins reconnaître à ce moment-là la frontière de 1927 [séparant le Labrador terre-neuvien et le Labrador québécois] », lance-t-il sans crier gare. Matthew n’a pas 40 ans. « Ici, la méfiance envers le Québec est profonde », souligne-t-il, avant d’immobiliser son véhicule bleu turquoise devant l’entrée de l’aéroport. « Bon vol de retour à Montréal. »

Terre-Neuve-et-Labrador (T.-N.-L.) et Québec sont à couteaux tirés. T.-N.-L. reproche à son voisin de saboter ses efforts pour exploiter le potentiel hydroélectrique de la rivière Churchill, qui coule dans le Labrador terre-neuvien. Pourtant, rien n’y paraissait lors de la 56e rencontre annuelle des premiers ministres des provinces et des territoires il y a 10 jours à Saint-Jean de Terre-Neuve.

À l’instar de leurs homologues, Paul Davis (T.-N.-L.) et Philippe Couillard (Québec) ont apposé leur signature, le vendredi 17 juillet, au bas de la Stratégie canadienne de l’énergie. Ils se sont engagés à « renforcer et améliorer la façon dont l’énergie est produite, conservée, réglementée, transportée, transmise et utilisée » en « cré[ant] et amélior[ant] un ensemble de réseaux modernes, fiables, et sans danger pour l’environnement pour la transmission et le transport de l’énergie à l’échelle canadienne ou pour l’importation et l’exportation ». La Stratégie canadienne de l’énergie ouvre une « nouvelle ère de collaboration » entre les provinces et les territoires, se sont félicités les chefs de gouvernement.


Relation tendue


En quoi la Stratégie canadienne de l’énergie incitera à la fois T.-N.-L. et le Québec à aplanir leurs différends en matière d’énergie ? demande un journaliste durant la conférence de presse de clôture du Conseil de la fédération. « Ce document n’a pas pour but de régler les différends du passé, répond du tac au tac l’hôte de la rencontre, Paul Davis. Ce document consiste à forger l’avenir… »

Pourtant, la relation semble tout aussi tendue entre Québec et Saint-Jean de Terre-Neuve une semaine après le dévoilement de la Stratégie canadienne de l’énergie.

Le ministre terre-neuvien des Ressources naturelles, Derrick Dalley, se débat comme un diable dans l’eau bénite afin de trouver des preneurs pour quelque 3000 mégawatts d’électricité produite dans les complexes de Muskrat Falls (824 mégawatts) — toujours en chantier — et de Gull Island (2250 mégawatts) — toujours sur papier.

Ainsi, il n’était pas peu fier d’annoncer cette semaine la mise sur pied d’un « groupe de travail » T.-N.-L.–Ontario afin d’étudier des scénarios de vente d’hydroélectricité de T.-N.-L. à l’Ontario. Même s’il relie les deux provinces, le Québec n’a pas été invité à participer aux discussions.

Peu de portée

Pour le spécialiste du secteur de l’énergie Pierre-Olivier Pineau, « c’est la preuve que la Stratégie canadienne de l’énergie n’a aucune portée ». « On retourne à nos vieilles habitudes. On fait les choses chacun dans notre coin », explique le titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie, rattachée à HEC Montréal.

En dépit des querelles passées, T.-N.-L. doit s’affairer avant tout à négocier un droit de passage de son électricité sur le réseau d’Hydro-Québec, selon lui. Il ne croit pas une seconde que T.-N.-L. puisse fournir de l’électricité à l’Ontario en contournant le territoire québécois par la Nouvelle-Écosse, le Maine, le New Hampshire, le Vermont et New York, comme le prétend M. Dalley. « C’est de la fiction totale. »

Déterminé à court-circuiter le Québec pour exporter son hydroélectricité, l’ancien premier ministre terre-neuvien Danny Williams avait donné le feu vert à l’installation de câbles sous-marins entre le Labrador terre-neuvien et l’île de Terre-Neuve, d’une part, entre l’île de Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse, d’autre part. À défaut de passer par le Québec, l’électricité terre-neuvienne empruntera une « route anglo-saxonne ».

Entente nécessaire

À moins d’arracher un accord avec le Québec ou encore de mettre en veilleuse le développement du projet du Bas-Churchill — ou à tout le moins la phase 2 de celui-ci (Gull Island) —, les Terre-Neuviens « seront dans de beaux draps », est-il d’avis.

Hydro-Québec se défend de vouloir tuer dans l’oeuf tout projet hydroélectrique dans le Labrador terre-neuvien. La société d’État québécoise fait tout comme, selon T.-N.-L. «Nous n’avons jamais été un obstacle, contrairement à ce que certaines personnes peuvent penser. Il s’agit purement d’une question de capacité et de coûts », répète le premier ministre québécois Philippe Couillard à Saint-Jean de Terre-Neuve. « Avons-nous la capacité d’avoir plus d’énergie dans le réseau d’Hydro-Québec ? Combien cela coûtera-t-il et qui paiera ? C’est aussi simple que ça. »

À vrai dire, Hydro-Québec s’est montrée « très inflexible » à l’idée d’ouvrir la voie à des « tierces parties », indique M. Pineau. En vue de la mise en service progressive des quatre centrales de la Romaine d’ici 2020, « c’est évident qu’il n’y a pas un désir de collaborer, particulièrement [avec T.-N.-L.] ». « Ils ne vont pas dire à d’autres vendeurs : “Utilisez notre canal de diffusion” », dit le professeur de HEC Montréal. Pourtant, la Stratégie canadienne de l’énergie préconise un « esprit de collaboration » entre les provinces et les territoires, rappelle-t-il.

L’affaire du siècle ?

Hydro-Québec suit avec inquiétude l’évolution des projets hydroélectriques terre-neuviens dans le Bas-Churchill, craignant pour son approvisionnement en provenance de la centrale de Churchill Falls, située en amont.

Hydro-Québec achète plus de 5400 mégawatts d’électricité par année à la Churchill Falls (Labrador) Corporation Limited. Elle paie un quart de cent le kilowattheure, en vertu d’un contrat conclu en 1969, dont plus d’un Terre-Neuvien garde un goût amer encore aujourd’hui. Le document controversé se retrouvera d’ailleurs devant la Cour d’appel du Québec, puisque T.-N.-L. conteste l’abaissement du tarif à un cinquième de cent le kilowattheure pour la période de 2016 à 2041, comme le prévoit le contrat.

« Il y a quelque chose d’humiliant là-dedans », fait valoir Brandon, un Terre-Neuvien pure laine, dans un échange avec Le Devoir. Le commis bancaire se désole de l’attitude « frôlant l’insolence » du Québec à l’égard de T.-N.-L. À ses yeux, la « question des frontières », « toujours pas réglée », a pourri les relations entre les deux entités politiques dès le début du XXe siècle.

La frontière

Le Québec ne reconnaît toujours pas la frontière longeant d’ouest en est le 52e parallèle établie par le Conseil privé de Londres en 1927. « La tête des rivières qui se jettent dans le Saint-Laurent à cause de la ligne du 52e parallèle se trouve à être, d’après le jugement de 1927, dans le Labrador terre-neuvien, et c’est ça que le Québec conteste », résume le géographe Henri Dorion.

Le gouvernement du Québec a donné instruction aux ministères et organismes producteurs de cartes « de représenter la frontière autrement, entre autres en suivant la ligne de partage des eaux jusqu’en arrière de Blanc-Sablon, et non pas uniquement jusqu’à la rivière Romaine », fait-il remarquer.

Le différend frontalier teinte-t-il les discussions en matière d’énergie ? « S’il y a un lien entre les deux ? Juridiquement, non. Politiquement, peut-être », soutient M. Dorion. « En politique, tout est négociable. »

D’ailleurs, Danny Williams avait tenté de faire avorter le projet hydroélectrique de la Romaine au moyen de cartes géographiques. Il a plaidé que les quatre centrales québécoises auraient des répercussions environnementales à la source de la rivière, sur le territoire de T.-N.-L. Il a échoué.

Qu’arrivera-t-il lorsque des ressources hydriques, pétrolières ou minières sur le territoire contesté par Québec attireront la convoitise de sociétés privées ? Il appartient « aux personnages politiques de décider » si ce litige frontalier entre Québec et T.-N.-L. trouvera une issue négociée. « Le Québec a quelque chose d’assez particulier en Amérique, c’est que c’est le seul État dont la majorité des frontières n’est pas établie. Et ça, c’est assez grave », conclut M. Dorion.


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